David Glantz est le spécialiste américain, sur le plan militaire, du volet soviétique de la Grande Guerre Patriotique. Ses travaux, qui commencent au tournant des années 1970 et 1980, ont contribué à ressortir de l'ombre une Armée Rouge très discrète, jusqu'ici, dans une historiographie occidentale largement conditionnée par le récit allemand -reconstruit après la guerre- du front de l'est. Ce livre est une réédition d'un ouvrage de 1998 traitant du désastre soviétique à Kharkov, en mai 1942.
Comme il le rappelle dans la préface, l'historiographie soviétique aussi a ses limites. Sous l'URSS, les histoires officielles taisent volontairement les échecs militaires retentissants de l'Armée Rouge et les discordes politiques nées pendant la guerre. Après la mort de Staline, la déstalinisation a également eu son rôle dans le portrait de certains maréchaux comme Joukov ou Koniev. Khrouchtchev et Brejnev ont évidemment cherché à valoriser leur prestation, pour le premier au détriment de Staline. Pourtant, dès 1957, l'histoire militaire soviétique se penche, à l'ère nucléaire, sur la surprise initiale en temps de guerre, ce qui met en lumière les désastres des débuts de Barbarossa. Les Soviétiques ont également pu dissimuler leurs échecs en raison de leurs gigantesques opérations ayant conduit au succès que l'on sait. Grâce aux nouvelles archives soviétiques, Glantz peut revenir sur le désastre de Kharkov. Cet échec n'a quasiment pas été abordé par les Soviétiques avant les années 1960 : la défaite est bien mentionnée, sans plus. Khrouchtchev, qui a été commissaire politique du Front du Sud-Ouest, cherche alors à se défaire des accusations pesant sur lui quant à ce désastre, d'autant que les Allemands, à l'ouest, écrivent beaucoup sur le sujet. Moskalenko, un proche de Khrouchtchev et ancien commandant de la 38ème armée, est le premier à évoquer cette opération ; Bagramian, chef d'état-major du Front du Sud-Ouest, l'aborde aussi dans ses mémoires en 1973. Juste avant la chute de l'URSS, Gorbatchev fait déclassifier un certain nombre de documents, dont une étude de l'état-major de l'Armée Rouge, datée de 1951 (avant la chute de Staline donc), qui traite en détails du désastre de Kharkov. Glantz a repris cette étude dans le livre et la commente, en la croisant avec des archives et des sources allemandes et d'autres documents soviétiques.
La partie de contextualisation et sur la préparation de l'offensive soviétique constituent sans doute un des meilleurs morceaux de l'ouvrage, car Glantz fournit ici beaucoup de commentaires, contrairement à d'autres parties. En novembre 1941, sur le front sud, l'Armée Rouge reprend Rostov, puis, au moment de la contre-offensive d'Hiver, taille une tête de pont, en janvier 1942, sur le Nord-Donets, le saillant de Barvenkovo, qui menace Kharkov au nord et le Donbass au sud. Alors que les Allemands préparent leur offensive d'été, Chapochnikov, le chef de l'état-major général soviétique, Vassilievsky, qui dirige la section opérations, et Joukov, membre de la Stavka, pensent qu'une prudente défensive s'impose. Staline, grisé par les succès de la contre-offensive, choisit pourtant une défense active et donne des ordres de contre-attaque, notamment au Front Sud-Ouest, dès le mois de mars 1942. Pour des raisons surtout politiques d'après Glantz, Timochenko, le chef du front, son chef d'état-major Bagramian et Khrouchtchev, le commissaire politique, appuient le projet d'offensive, pensant comme Staline que les Allemands sont focalisés sur l'axe central et Moscou, alors que l'offensive d'été portera en réalité au sud, dans le secteur d'attaque choisi par les Soviétiques. Timochenko doit combattre à la fois les résistances de certains membres de la Stavka mais aussi de ses propres subordonnés, comme Moskalenko. Il fixe à son attaque en pinces, au nord et au sud de Kharkov, des objectifs démesurés : atteindre la ligne du Dniepr (!). Le Front du Sud de Malinovsky doit servir de flanc-garde. Le déploiement soviétique, avec les renforts nécessaires, est ralenti par la rapoutitsa, et prend plus d'un mois, ce qui oblige à retarder le début de l'attaque. En outre la surprise est compromise, et les Allemands ont eux-mêmes prévus, avant leur offensive d'été, de réduire le saillant de Barvenkovo. Ils ont détecté les préparatifs soviétiques mais ne s'attendent pas à une offensive si rapide et si puissante.
L'historien américain rappelle que la région de Kharkov, où les combats ont été particulièrement nombreux pendant le conflit, est le pivot du front. Située entre Moscou et la mer Noire, elle est au centre de deux axes stratégiques est-ouest au nord et de deux autres au sud. Les Allemands cherchent à éviter l'erreur de 1941 : les Panzer de Guderian remontant vers Moscou par le sud et ceux de von Kleist fonçant sur le Donbass et Rostov, l'axe central autour de Voronej était découvert, favorisant les contre-attaques soviétiques de l'hiver. En 1942, l'offensive prévoit deux groupes, un vers Voronej et l'autre vers Stalingrad ; mais la naissance d'un troisième axe, le Caucase, désarticule tout l'ensemble. Les Soviétiques veulent affaiblir l'effort principal allemand qu'ils placent sur Moscou et détruire l'effort secondaire au sud.
Les forces soviétiques sont alors en pleine réorganisation depuis les débâcles de 1941. Les formations trop lourdes ont été réduites pour être mieux dirigées par des officiers qui apprennent pour beaucoup sur le tas leur métier. Plus petites, les divisions de fusiliers comptent un bataillon d'entraînement et un bataillon pénal. Les premiers corps de chars apparaissent en avril 1942, mais la cavalerie reste importante. L'artillerie est réorganisée et l'Armée Rouge cherche à la concentrer pour maximiser ses effets. Timochenko, le chef du Front Sud-Ouest, excellent organisateur, est cependant une créature de Staline : il reste associé au désastre de Kiev en 1941. Khrouchtchev, le commissaire politique, tisse des liens avec les militaires qui lui seront utiles après la guerre. Bagramian, qui vient comme Timochenko de la cavalerie, a servi depuis 1941 au sud-ouest, de même que Kostenko, son adjoint. Le Front du Sud-Ouest comprend la 28ème armée de Riabyshev, un officier expérimenté ayant survécu aux désastres de 1941. On y trouve des unités prestigieuses comme la 13ème division de fusiliers de la Garde de Rodimtsev. La 38ème division de fusiliers est composée de Kazakhs. La 175ème division de fusiliers est formée de Sibériens, Bachkirs et Tatars, assez âgés, pour beaucoup sortis des camps. Le 3ème corps de cavalerie de la Garde est également une unité d'élite. La 38ème armée de Moskalenko est également une formation expérimentée. La 226ème division de fusiliers est commandée par Gorbatov, un autre vétéran des campagnes de 1941. La 21ème armée est aussi une formation de vétérans, mais durement éprouvée. On trouve par ailleurs la 6ème armée de Gorodniansky. Au sein de celle-ci, il y a la 103ème division de fusiliers, avec une moitié de recrues d'Asie Centrale, 90 % d'hommes autour de la quarantaine et 10% de très jeunes (19-21 ans). La 248ème division comprend également 40% de Kirghizes et et de Kalmouks, aux côtés de 60% de Russes, avec les mêmes tranches d'âges. La 253ème division de fusiliers est composée d'hommes du NKVD en 1941. Le groupe d'armée Bobkin opère sur la gauche de la 6ème armée. En réserve, Timochenko garde notamment le 2ème corps de cavalerie. Le front du Sud de Malinovsky, un des meilleurs officiers généraux soviétiques, couvre Timochenko. Son chef d'état-major n'est autre qu'Antonov, un des officiers les plus brillants du genre de l'Armée Rouge. La 57ème armée est l'une des premières armées de réserve formées à l'automne 1941. On y trouve des unités d'élite comme la 14ème division de fusiliers de la Garde ou la 99ème division de fusiliers avec des Sibériens. La 317ème division de fusiliers comprend de nombreux Azéris. La 9ème armée est dirigée par Kharitonov, autre commandant expérimenté. On y trouve aussi la 333ème division de fusiliers, avec 10% de vétérans et de nombreuses recrues non-russes. Malinovsky dispose en réserve du 5ème corps de cavalerie de Pliev, créé en décembre 1941. L'Armée Rouge, au printemps 1942, est ainsi un mélange de vétérans du désastre initial et de nombreuses nouvelles recrues. L'entraînement est moins soutenu et l'Armée Rouge cherche surtout à fournir un noyau de cadres vétérans aux nouvelles formations ; c'est pourquoi elle limite également l'initiative, comptant davantage sur la masse que sur la finesse d'exécution. L'Armée Rouge, en pleine transition, n'est en réalité pas encore capable d'accomplir la contre-offensive voulue à Kharkov par Staline et Timochenko. Côté allemand, si les divisions d'infanterie comptent parfois pour le double d'une division de fusiliers soviétiques, les unités blindées se sont rétrécies en taille. L'expérience allemande, notamment dans le maniement des grandes formations blindées et mécanisées, reste inégalable, avec de grands chefs comme von Bock, Paulus, von Kleist. Le soldat allemand reste également plus expérimenté que son adversaire soviétique, malgré les pertes.
L'offensive soviétique commence le 12 mai. Au nord, les progrès sont parfois très nets, comme dans les secteurs des 226ème division de fusiliers et 13ème division de fusiliers de la Garde. D'après les sources allemandes elles-même, la 297 I.D. est pulvérisée par le choc initial. Les Allemands doivent relâcher les unités prévues pour la réduction du saillant de Barvenkovo, pour parer au plus pressé. La 28ème armée soviétique bute sur la résistance allemande à Ternovaia, mais son aile droite progresse mieux. Néanmoins les contre-attaques allemandes des chars des 3. et 23. Panzerdivisionen surviennent rapidement. Les pertes soviétiques sont lourdes et empêchent d'exploiter davantage les premiers gains. Glantz est malheureusement moins disert sur la pince sud de l'offensive soviétique, probablement en raison de ses sources. Les Allemands décident de réduire le saillant de Barvenkovo, la pince sud, comme ils l'avaient prévu. Le 15 mai, au nord, le 42ème régiment de la 13ème division de fusiliers de la Garde mène des combats particulièrement éprouvants ; la division ne compte que 50% de ses effectifs de départ. Le recul de l'aile gauche de la 28ème armée met en péril le dispositif soviétique. Bagramian accuse plus tard le Front du Sud de Malinovsky de n'avoir pas suffisamment préparé son aile droite à la contre-attaque allemande, notamment en lançant une offensive locale dans un autre secteur du front. Le 17 mai, les Allemands percent le front de la 9ème armée soviétique et avancent rapidement. Timochenko, Khrouchtchev et Bagramian ne font pourtant rien auprès de la Stavka pour suspendre l'offensive en cours. Le 19 mai, Timochenko reconnaît la gravité de la situation mais ses nouveau ordres vont accélérer la destruction de ses forces de la pince sud. Les forces soviétiques encerclées tentent de se dégager, mais sont matraquées par l'aviation allemande et hachées par les mitrailleuses (de façon étrange, Glantz, qui reprend le récit de Paul Carell, pseudonyme d'un ancien propagandiste SS, ne questionne pas l'épisode des corps allemands mutilés, si fréquents dans les récits allemands sur le front de l'est). De nombreux officiers soviétiques de valeur périssent lors de ces tentatives de percée.
Après la fin des combats, les Allemands soulignent les pertes adverses : 239 000 prisonniers, 1 250 chars et plus de 2 000 canons détruits. Le rapport de 1951 n'évoque pas les pertes. Des documents soviétiques déclassifiés ont permis plus tard de les établir : les pertes totales seraient de plus de 266 000 hommes, 652 chars et 4 924 canons et mortiers. Sur le total de pertes humaines, plus de 46 000 blessés et malades ont été évacués ; 13 556 morts sont enterrés en territoire allemand. Reste donc 207 057 prisonniers. De nouvelles évaluations plus hautes placent le total des pertes à 277 190 hommes : 170 958 ont été tués, faits prisonniers ou portés disparus ; on compte 106 322 blessés. Les pertes en cadres expérimentés sont particulièrement sévères. Timochenko, Bagramian et Khrouchtchev rejettent, dans leurs rapports ultérieurs à la Stavka, l'échec sur le front du Sud. Lequel se défend. Staline de faire de Bagramian un bouc-émissaire ; Timochenko aura encore quelques commandements importants mais après un échec devant le saillant de Demyansk, en février 1943, il n'obtient plus de fonctions clés. David Glantz précise que le rapport de 1951 n'évoque pas l'appui aérien dont ont bénéficié les Allemands à partir du 15 mai, qui constitue une des clés de leur succès. Cependant il n'évoque que fort peu, comme de coutume, les opérations aériennes dans le corps du texte. Le rapport établit par contre la responsabilité du Front du Sud-Ouest, mais sans s'interroger sur le bienfondé de l'opération elle-même, contingences politiques sous Staline obligent.
En conclusion, Glantz souligne que Staline, la Stavka et la direction du Front du Sud-Ouest se sont largement fourvoyés sur les intentions allemandes, entraînant la perte de 250 000 hommes. Ce qui explique le peu de densité des forces soviétiques lors du déclenchement de l'opération Blau le 28 juin, et le repli réussi des Soviétiques sur le Don puis Stalingrad. Le rapport de 1951 ne dit pas non plus que le désastre de Kharkov met fin à la bouffée d'euphorie de l'état-major soviétique après la contre-offensive d'hiver : le réalisme est de mise, l'heure de Joukov et Vassilievsky va bientôt sonner. Molotov part d'ailleurs demander l'ouverture du second front en Angleterre et aux Etats-Unis en mai-juin 1942, et ne reçoit qu'un refus désolé. Khrouchtchev cherche, sous son règne, à faire porter le blâme sur Staline ; après sa chute en 1964, on cherche au contraire à souligner sa propre responsabilité, et celle du Front Sud-Ouest. Des travaux récents cherchent à minimiser la supériorité numérique soviétique pour expliquer la défaite ; mais les Allemands l'emportent surtout par des qualités tactiques supérieures et la concentration des chars et des avions. D'autres historiens russes ou soviétiques insistent beaucoup sur les carences de Timochenko et plus largement du corps des officiers.
Le travail de David Glantz laisse ici un goût d'inachevé. Glantz explore les documents soviétiques (en annexes, on en trouvera quantité, issus du rapport de 1951, plus les ordres de batailles, quelques lignes sur le sort des officiers soviétiques, et une courte bibliographie) pour remettre à sa juste place une Armée Rouge longtemps délaissée. Cependant, il ne traite que d'histoire militaire (cependant bien illustrée avec près de 40 cartes), certes indispensable pour comprendre le conflit, mais désormais un peu limité par rapport aux nouvelles directions prises par la recherche. Sources obligent, il n'évoque ici, globalement, que le côté soviétique, et assez peu le côté allemand. Même pour la partie soviétique, on a dit que tout n'était pas traité de manière égale : au déséquilibre nord-sud en faveur du premier s'ajoute aussi l'absence de considérations sur les opérations aériennes, qu'il faut chercher dans d'autres ouvrages. Surtout, Glantz ne fournit pas partout les mêmes commentaires sur le rapport soviétique de 1951. S'il a des pages éclairantes sur la mise au point de l'offensive et sur les effectifs de l'Armée Rouge engagés dans l'opération, on regrette le trop peu de lignes consacrées au déroulement de l'offensive lui-même et surtout à l'historiographie de cet échec, Glantz ne parlant fort peu, finalement, des questions politiques qui y sont attachées. Voici donc un livre qui montre en définitive les limites du travail de l'historien américain pourtant devenu une véritable référence sur le sujet.