Fouché, le ministre de la police de Napoléon, semble incarner l'Etat dans l'Etat. Il laisse croire en tout cas que la police sait tout. Et le mythe est renforcé par les écrivains : Nodier, Balzac... et Hugo avec Javert. Le personnage du policier est né. Puis vient l'histoire de l'institution, qui serait née au sens moderne avec Fouché. Celui-ci est surtout le continuateur des grands lieutenants généraux de police du XVIIIème, d'Argenson ou Sartine. A la figure du policier s'ajoute celle du traître, figée dans le marbre à Sainte-Hélène par Napoléon lui-même. Louis Madelin, devant son jury de thèse parmi lequel figure Lavisse, aura bien du mal à défendre, en 1900, son sujet sur Fouché. Jean Tulard, à travers Fouché, se propose dans cette biographie (complétée par de nombreux annexes), à partir de nouvelles sources, de faire aussi une histoire de la police dans ces temps troublés.
Fouché, né dans les environs de Nantes, est formé à l'Oratoire dont il devient ensuite professeur. En 1788, installé à Arras, il rencontre Robespierre dont il manque d'épouser la soeur. Elu à la Convention, il se range du côté des Montagnards ; médiocre orateur, il n'en vote pas moins la mort du roi. Il se rapproche ensuite de la Commune de Paris dont il adopte les idées radicales. Dans la Nièvre, comme représentant en mission, il applique la déchristianisation. A Lyon, il fait exécuter les insurgés pris au canon : il assume la responsabilité du massacre sans y avoir participé directement. Rappelé à Paris par Robespierre en 1794, Fouché s'oppose très vite à l'Incorruptible, qui dispose pourtant de sérieux atouts. Menacé, il joue un rôle important dans la coalition d'opposition qui va finalement faire tomber Robespierre le 9 Thermidor.
Dans la réaction qui suit la chute de Robespierre, Fouché sauve de peu sa tête. Exilé au début du Directoire, il joue les mouches, et envoyé à Milan en 1798 puis dans la République batave l'année suivante. On le nomme enfin ministre de la Police générale. Poste créé en 1796 par le Directoire et qui a connu de nombreux titulaires. Le ministère dispose de moyens mais manque d'une main ferme ; ce sera Fouché. Même si c'est l'armée qui reste la force principale de maintien de l'ordre -ou de désordre. Fouché, qui veut arrêter la Révolution, se garder des néo-jacobins et des royalistes, appuie Bonaparte dans le coup d'Etat de Brumaire. Cependant, en 1800, malgré la lutte contre les réseaux d'espion royalistes, il n'hésite pas à se rapprocher de Talleyrand alors que circule la rumeur de la mort de Napoléon à Marengo. Napoléon crée d'ailleurs la préfecture de police, théoriquement subordonnée à Fouché, dans le département de la Seine, mais qui en réalité va chercher à se poser en rivale.
Fouché, qui ne se laisse pas surprendre par les tentatives d'attentat des jacobins contre Bonaparte, est cependant pris au dépourvu par l'explosion de la rue Saint-Nicaise. La police de Fouché établit pourtant la piste royaliste, ce qui n'empêche pas le ministre de laisser faire le ménage dans les milieux jacobins. Il s'oppose à Napoléon sur le Concordat et sur le consulat à vie. Bonaparte profite de la paix d'Amiens, en 1802, pour remercier son ministre qui devient néanmoins sénateur à Aix-en-Provence. C'est donc Réal et Savary, chef de la gendarmerie d'élite, qui se chargent de l'enlèvement et de l'exécution du duc d'Enghien. Napoléon cependant se débarrasse du premier et rappelle Fouché en juillet 1804 : celui-ci a compris la leçon et plaide pour l'empire, assistant en bonne place au sacre. Fouché réorganise la police, tisse sa toile sur tous les territoires occupés par la France. Les commissaires prennent de plus en plus d'importance. La police coûte pourtant peu chère, même si Fouché dispose théoriquement de la gendarmerie et d'autres personnels en marge comme les agents secrets. La guerre des polices se déroule surtout avec la préfecture : Dubois, successeur de Réal, démonte la première conjuration du général Malet en 1808, mais Fouché réagit en décapitant le reste des réseaux royalistes en lien avec la Vendée.
C'est Fouché qui vient à bout du comte d'Antraygues et du consul anglais Drake. En revanche, depuis le Consulat, il prend soin de ménager les émigrés. La police lutte plus ou moins efficacement contre le crime. Les faux-monnayeurs sont impitoyablement pourchassés. L'efficacité a pour prix les mesures illégales et la corruption, en raison du manque de financement. Fouché est réservé quant à l'intervention en Espagne, contrairement à Talleyrand. Quand ce dernier doute, un rapprochement s'effectue en décembre 1808 entre les deux hommes : on parle de Murat pour remplacer Napoléon. Celui-ci revient à Paris en janvier 1909, congédie Talleyrand mais garde Fouché. En l'absence de Napoléon parti combattre en Autriche, c'est Fouché qui assume le pouvoir, contre le débarquement anglais à Walcheren en rappelant Bernadotte, ce qui lui vaut en août 1909 le titre de duc d'Otrante. Mais Napoléon le remplace à nouveau, en 1810, par Savary, fidèle des basses oeuvres. Fouché se retire à Ferrières mais on lui enjoint bientôt de s'exiler, et il part pour Naples.
Revenu en France en septembre 1811, Fouché navigue entre Ferrières et Aix. L'incendie de l'ambassade d'Autriche, en décembre 1810, a conduit à la disgrâce de Dubois. Savary est ridiculisé par le deuxième complot du général Malet, en octobre 1812, pendant la campagne de Russie. Napoléon le rappelle finalement en juillet 1813 comme gouverneur des provinces illyriennes. Fouché tente d'en établir la défense, de se rallier la population, réorganise l'administration. En réalité, il sait la partie perdue et ne s'oppose guère à l'avance des Autrichiens. Il tente de circonvenir Murat, sans succès. Il manque la Première Restauration orchestrée notamment par son rival Talleyrand. Malgré des gestes de bonne volonté, les Bourbons se défient de lui, et Fouché mène une vie simple à Ferrières, surveillant les complots, notamment dans l'armée, contre le roi. Nommé ministre de la police par Napoléon qui arrive aux Tuileries en mars 1815, Fouché n'abandonne pas ses prétentions diplomatiques, garde des contacts avec les royalistes et les Anglais. C'est lui cette fois qui après Waterloo pousse à l'abdication. Louis XVIII le confirme dans ses fonctions en juillet : devenu indispensable, Fouché est au sommet de sa gloire. Mais dès septembre, victime d'une cabale de Decazes, préfet de police qu'il a sous-estimé, Fouché est nommé plénipotentiaire en Saxe. Exilé, s'escrimant par écrit avec Châteaubriand, Fouché gagne Prague en 1816, puis Linz en 1818, enfin à Trieste en novembre 1819, après avoir appris que les régicides sont placés au ban par le souverain. Il meurt le 26 décembre 1820.
Fouché a-t-il été un grand homme d'Etat ? Jean Tulard pense qu'il a surtout profité des faiblesses ou des erreurs de ses adversaires, Robespierre ou Napoléon. Il pèse maladroitement sur les événements. Il s'associe néanmoins avec la police autour de laquelle se construisent déjà de nombreux mythes. En réalité, il redoute son développement, bien qu'elle ait beaucoup de pouvoir. Sa réputation se construit sur l'élucidation de l'explosion de la rue Saint-Nicaise. Fouché est pris en défaut à plusieurs reprises. Mais il n'approuve pas l'emploi de la torture et n'aime pas la répression, comme s'il cherchait à faire oublier son passé de révolutionnaire. Fouché, en réalité, veut oeuvre dans les hautes sphères politiques et diplomatiques, l'inaction le ronge, l'exil lui est fatal. Talleyrand et Fouché sont associés dans la réprobation : le second, issu de la bourgeoise, il inquiète puis rassure, cultive les valeurs familiales, ne se laisse pas acheter, place ses fonds, tout le contraire de son rival, mais deux facettes de l'intrigue.