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Alexandre SUMPF, La Grande Guerre oubliée. Russie 1914-1918, Paris, Perrin, 2014, 527 p.

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Alexandre Sumpf est maître de conférences à l'université de Strasbourg. Spécialiste de l'histoire de la Russie et de l'URSS, il a signé cette année un bon article sur la mémoire russe de la Première Guerre mondiale que j'avais utilisé dans mon propre écrit sur l'armée russe durant ce conflit pour le blog L'autre côté de la colline. C'est donc avec grand intérêt que j'ai accueilli la sortie de cet ouvrage consacré à la Russie pendant la Grande Guerre. En effet, en français, le sujet est délaissé ; il manquait une synthèse récente pour remplacer la traduction française du vieil ouvrage de N. Stone (qu'un J. Lopez choisit encore de privilégier pour le passage concerné, au lieu de travaux plus récents qu'il connaît, pourtant -notamment un article de référence cité dans sa bibliographie, contrairement à d'autres ouvrages qui n'y sont pas-, pour sa biographie de Joukov).

La Grande Guerre a cette particularité, en Russie, d'avoir été largement éclipsée par la guerre civile et surtout par la Grande Guerre Patriotique. Le travail de recherche se renouvelle à peine. C'est pourtant un front proprement "russe", comme le rappelle l'historien. Pour les Russes, la Première Guerre mondiale est un phénomène inédit, qui ne se limite pas au recul de l'armée russe que l'on devine sur les cartes. L'année 1915 représente d'après Alexandre Sumpf un véritable tournant, notamment parce que la guerre prend alors une connotation négative et avive la contestation intérieure, débouchant sur les révolutions de 1917. Pourtant, les historiens ne s'arrêtent désormais plus à la révolution d'Octobre ou même à l'armistice de Brest-Litovsk, mais étudient plutôt la Russie d'un bloc de 1914 à 1921, guerre civile comprise. Alexandre Sumpf divise son propos en trois parties : la première pose les conditions de l'entrée en guerre de la Russie, la deuxième revient sur l'engagement de la nation russe dans la guerre, la troisième enfin évoque les conséquences de la guerre sur le pays.




Dans la première partie, l'historien rappelle combien la Russie, avant 1914, vit dans un état de paix armée. La défaite face au Japon renforce l'alliance franco-russe et le tsar cherche à contrôler les Balkans pour étendre son influence sur les Détroits. Le tout sur fond de conflit intérieur entre modérés et bellicistes, mais ces préalables expliquent le déclenchement rapide de la guerre après l'assassinat de François-Ferdinand. Or la Russie ne dispose pas, contrairement à un mythe tenace en France, d'un "rouleau compresseur" humain, la guerre introduisant d'importantes mutations sociologiques dans l'armée. La Russie va tout de même envoyer un petit corps expéditionnaire en France. Les considérations sur les caractéristiques militaires du front russe manquent malheureusement des références les plus récentes, notamment anglo-saxonnes, sur le sujet -celles, peu nombreuses il est vrai, que j'avais utilisées pour mon article. C'est un des rares points faibles du livre. La déclaration de guerre ne provoque pas en Russie un patriotisme effréné. Le tsar Nicolas II ne dispose pas non plus d'une véritable union sacrée autour de sa personne. Reste la foi orthodoxe, mobilisée pour la propagande, mais qui ne ressuscite pas au travers de la guerre. Pourquoi la Russie a-t-elle connu la défaite sur le plan militaire ? La mobilisation a plutôt été réussie. Mais elle a connu des ratés, avec des émeutes ; en outre les carences de l'état-major apparaissent rapidement quant à la conduite de la guerre, notamment sur le plan stratégique. 

La guerre se déroule, pour les Russes, après la révolution de 1905 et alors qu'apparaissent les débuts de la mécanisation. Elle se passe sur les confins occidentaux et méridionaux de l'empire. Sumpf prend 4 témoignages pour montrer combien la guerre déstabilise, déracine, fait voyager les Russes, soldats ou civils. Le front se marque aussi par des tranchées, peu profondes et travaillées dans le cas russe, mais où les hommes vivent comme ailleurs en commun et font face à la mort ensemble. Plus livrés à eux-mêmes que dans d'autres armées, les soldats russes s'interrogent sur leur condition. L'armée russe connaît des conditions de vie difficiles au front, ce qui explique parfois les réquisitions abusives ou bien les pillages généralisés comme lors de la Grande Retraite de 1915. Les militaires ont la haute main sur les zones conquises au début de la guerre. Les Cosaques sont souvent dénoncés pour leur comportement brutal mais ce qui frappe dans l'armée russe, c'est le traitement infligé par les officiers à leurs hommes, jusqu'à la désorganisation. Les blessés sont mal vus et on donne au phénomène des automutilations ou de la désertion des causes politiques alors que c'est loin d'être toujours le cas, du moins jusqu'à la fin 1916. Le gouvernement provisoire rétablit d'ailleurs la peine de mort qui avait été abolie après la révolution de février. Les garnisons de l'arrière, composées d'une variété de soldats, ont été des ferments de contestation, sans expliquer à elles seules la révolution. La Russie s'est ruinée pour soutenir son effort de guerre, qui a dû étre reconstruit entièrement après la Grande Retraite de 1915. Nicolas II prend les pleins pouvoirs au mois d'août et le secteur de production de guerre reste contrôlé par l'Etat russe même si les entreprises privées sont sollicitées. L'économie russe tourne aussi avec l'aide alliée, notamment britannique. La situation alimentaire en revanche se dégrade pour aboutir à un état de quasi famine en 1917. Le nombre d'ouvriers augmente dans les usines de l'arrière mais ils sont littéralement exploités pour les besoins de l'économie de guerre, ce qui n'est pas sans provoquer des tensions. D'ailleurs les prisonniers de guerre, notamment austro-hongrois, bien traités par les Russes en général, sont requis à hauteur de 1,64 millions pour contribuer dans les mêmes conditions à l'économie russe. D'autres meurent à la tâche en construisant notamment des lignes de chemin de fer. Les réfugiés et les invalides, eux, sont mal vus et peinent à retrouver une place. Les femmes s'affirment davantage, notamment dans un rôle économique, sans compter que l'armée russe est quasiment la seule à employer des milliers de femmes au combat, non dans des fonctions auxiliaires comme les infirmières. Ces dernières appartiennent plutôt aux classes instruites, mais les femmes des classes inférieures jouent aussi un grand rôle à l'arrière. Les Russes souffrent de la prohibition de boissons alcoolisées, qui créent de nombreux troubles, alors même que la dénonciation des spéculateurs et profiteurs de guerre, par exemple, reste assez limitée. L'armée russe perd au moins 5,3 millions d'hommes jusqu'en 1916, avec la particularité de compter de nombreux disparus -au moins 500 000. D'ailleurs les sépultures sont très variables selon les cas, fosse commune, cimetière avec tombes individuelles, etc. La médecine militaire russe fait des progrès mais pâtit des sous-estimations d'avant-guerre et doit être aidée par des initiatives locales. Les près de 3 millions de prisonniers de guerre russes ont connu des conditions de détention plus difficiles que leurs homologues alliés dans les camps allemands. Les réfugiés souffrent également des carences du régime tsariste ; les populations se retournent contre l'ennemi intérieur supposé, Russes d'origine allemande et surtout Juifs, l'armée n'étant pas la dernière à conduire de véritables pogroms. Une partie de l'empire est occupée, et l'occupation allemande est relativement brutale, les pertes civiles étant relativement fortes côté russe. Les Allemands exploitent les ressources des territoires conquis et contrôlent de manière serrée la population. Ils favorisent des tentatives d'indépendance ukrainienne, qui sont divisées et surtout qui manquent de soutien populaire. L'élite russe soutient l'entrée en guerre. La presse paritcipe à la mobilisation de la population à l'arrière. Cartes postales, affiches, photographies de presse se multiplient. Le cinéma, qui se développe, ne privilégie pas la thématique guerrière. La fiction souligne souvent la duplicité allemande, importe le thème français des atrocités ennemies, tente de soulever l'opinion avec le drame de Kalisz, localité saccagée par les Allemands en août 1914. L'assistance publique, qui naît pendant la guerre, est victime de concurrences institutionnelles. La philantropie traditionnelle des tsars est contrebalancée par l'assistance offerte par les autorités locales, notamment à Moscou, action qui aide aussi à structurer les communautés autour d'objectifs parfois plus politiques.

La guerre finit d'achever le déclin de l'autocratie impériale. La Douma, les soviets, sont autant de pôles de contestation, en plus des autorités locales. Les partis d'opposition radicale jouent un rôle important dans la révolution de février 1917. Les mencheviks semblent au départ avoir plus d'atouts que les bolcheviks. Mais la révolution survient aussi parce que le tsar a complètement perdu son capital d'autorité, encore plus après sa décision de prendre la tête de l'armée en septembre 1915. L'impératrice n'a jamais été populaire. Le tsar est critiqué par ses propres partisans, comme le montre aussi l'assassinat de Raspoutine en 1916. La guerre offre une fenêtre à l'éclosion des idées nationales, notamment via les déplacements de populations. L'Ukraine joue ainsi de la Triplice et de l'Entente pour se créer après une longue période de fermentation. Les puissances attisent aussi le nationalisme polonais, les Russes faisant davantage de promesses après les échecs de 1915. La Pologne finit par être recréée en 1918. Les Etats baltes eux aussi voient monter l'idée nationale, comme l'illustre le cas letton. La Finlande profite de la guerre pour se détacher de l'orbite russe. Les populations musulmanes d'Asie Centrale entrent également en révolte devant les exigences russes durant le conflit. La Russie, en 1917, a connu une véritable explosion démocratique. La population occupe symboliquement les espaces de la capitale, et le modèle se décline en province. Les comités de soldats politisent l'armée et développent une vie politique, parallèle à celle de Petrograd, au front, même si le fossé entre officiers et soldats ne se comble pas. Le processus des élections est compliqué à mettre en place et renforce parfois les excès de violence nés de la guerre. Les soviets constituent cependant en ville une forme d'apprentissage de la démocratie. Les élections pour l'Assemblée Constituante se déroulent librement dans l'ensemble et consacrent la victoire des socialistes-révolutionnaires. Mais les conditions de la guerre et la crise politique donnent primauté aux forces conduisant à l'éclatement de la nation, avec la dissolution de l'Assemblée par les bolcheviks en janvier 1918. La révolution se déroule certes à Petrograd, la capitale, mais également en province et à Moscou, comme le montre les travaux récents. Une révolution agraire spontanée éclate, suite au conséquences de la guerre, mais qui repose aussi sur un terreau fertile prêt à exploser. Les bolcheviks, quant à eux, peuvent mener la révolution d'Octobre en raison de l'hostilité de l'état-major à l'égard du pouvoir civil, et parce que l'armée reste neutre. Il faut dire aussi que les bolcheviks ont contribué à défaire la tentative de pustch de Kornilov contre le gouvernement provisoire. L'armée, encore peu politisée au début 1917, s'est laissée gagner par la propagande bolchevique et aspire à la paix. Les syndicats et le parti bolchevik gagnent aussi du terrain en 1917 parmi les ouvriers, qui n'ont pas spontanément tous adhéré dès le départ à ce discours. Les mencheviks sont les seuls à tenter de s'opposer au raz-de-marée bolchevik, en vain. La guerre civile russe prolonge la Grande Guerre à l'est. On devrait d'ailleurs parler plutôt de guerres civiles au pluriel, tant la fin du pluralisme politique et la révolte paysanne prennent des formes variées. Démobilisés à la fin 1917, les soldats sont parfois remobilisés moins d'un an plus tard dans l'Armée Rouge de Trotsky. Les bolcheviks font appel à 55 000 "spécialistes", anciens officiers de l'armée tsariste, et exercent une autorité étatique qui tranche avec celle de leurs adversaires. La contre-révolution est divisée, et seule la solution militaire s'impose, avec l'insuccès que l'on sait. La guerre civile implique d'ailleurs beaucoup moins de combattants, proportionnellement, que la Grande Guerre. Les violences de guerre en revanche se maintiennent, notamment contre les Juifs, mais les bolcheviks ont su limiter les pogroms, alors qu'ils s'acharnent sur les Cosaques. La signature du traité de Brest-Litovsk implique une intervention étrangère, côté allié, pour maintenir la fiction d'une Russie dans la guerre, et pour établir le "cordon sanitaire" : celle-ci a pâti des ambitions des puissances, des revendications des nationalités et de la lassitude des soldats vétérans de la Grande Guerre. En France, les autorités doivent écraser un début de révolution dans le corps expéditionnaire russe cantonné à la Courtine, dans la Creuse. La guerre civile n'oppose pas seulement les Rouges et les Blancs : on y trouve d'autres acteurs, l'armée noire anarchiste de Makhno, la légion tchèque et slovaque, les "Verts", multitude de paysans révoltés dont les derniers ne sont écrasés, à Tambov, qu'en juin 1921. Pour contrer la menace, les bolcheviks imposent dès janvier 1918 une véritable dictature : le pouvoir d'en bas s'efface devant un pouvoir d'en haut, contesté même au sein des bolcheviks. La police politique traque les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, mais la Terreur Rouge est rapidement dénoncée. Les Rouges triomphent néanmoins, dans une économie de pénurie, en raison d'une meilleure organisation et d'une propagande efficace : les Blancs manquent d'un chef, d'un projet, d'une idéologie attirante. En 1931, Churchill avait écrit que la Grande Guerre restait "inconnue". Les bolcheviks font commencer leurs dates phares en 1917 et négligent complètement la Grande Guerre, dont le souvenir n'est pas réactivé en 1941. Il faut attendre la chute de l'URSS et surtout le XXIème siècle pour que la Russie se réapproprie davantage le conflit, non sans mal. Car rallier le discours européen du souvenir, pacifiste, entre en contradiction avec le martyrologe des forces armées russes et soviétiques. Les historiens soviétiques négligent le conflit ou le réinterprètent à la lumière des événements postérieurs ; en Occident, seuls les émigrés blancs, souvent anciens officiers du tsar, fournissent un point de vue évidemment partisan, de victime héroïque. C'est pourquoi l'histoire du conflit, encore aujourd'hui, est surtout le fait d'historiens étrangers, même si les Russes commencent à rattraper leur retard historiographique. Dans le cinéma, la Grande Guerre n'est souvent que le prologue à la Révolution puis à la guerre civile. Les témoignages écrits, assez rares, sont pourtant plus pacifistes que révolutionnaires. L'attente actuelle du public russe cantonne parfois les historiens dans leur tradition d'une histoire surtout diplomatique et militaire. Ils manquent aussi la libération d'une mémoire privée du conflit, difficile à initier malgré l'ouverture progressive des archives. Cette mémoire reste à réactiver.

La Grande Guerre à l'est est une expérience, pour la Russie, qui ressemble souvent à celle des autres nations en guerre. Les pertes humaines sont conséquentes, l'expérience de la guerre est inédite pour les populations. En revanche, les déplacements de population ont été beaucoup plus massifs, de même que le rejet d'un ennemi intérieur savamment construit. Isolé, l'empire tsariste a connu la pénurie alimentaire, tandis que l'armée répandait des pratiques de violence en dehors de la seule institution, contribuant à la diffusion de violences de guerre. Mais la guerre crée aussi une société civile, avec l'effondrement du pouvoir monarchique. Les tensions sociales ont été exacerbées, créant les conditions des révolutions. La guerre civile contribue à redessiner les frontières russes. Alexandre Sumpf met en doute le regain d'intérêt actuel, en Russie, pour le conflit, qui semble s'inscrire dans un néopatriotisme susceptible d'infléchir la lecture de l'histoire : pour autant, comme il le reconnaît, c'est un terrai qu'il reste encore largement à explorer, notamment via l'histoire comparée (avec les alliés ou ennemis du conflit ou avec la Seconde Guerre mondiale).

Avec cet ouvrage, Alexandre Sumpf comble assurément un vide. Cette brillante synthèse couvre tous les aspects de la Grande Guerre russe dans le cadre de problématiques historiographiques bien à jour. On peut simplement regretter peut-être que cette dynamique ne soit pas appliquée complètement pour l'histoire militaire du conflit, où l'historien semble avoir fait l'impasse sur les travaux les plus récents, notamment anglo-saxons. D'ailleurs la première partie, la plus courte, s'efface rapidement devant les deux autres, beaucoup plus fournies, sur l'engagement de la nation russe dans la guerre et les conséquences du conflit. La bibliographie est également plutôt réduite pour un sujet de cette envergure mais elle comprend de nombreux travaux étrangers, notamment russes ; en outre, le sujet par lui-même a, il est vrai, donné lieu à moins de littérature historienne que d'autres, même si la tendance s'est inversée depuis deux décennies. Le travail d'A. Sumpf est en tout cas la preuve que l'université française, contrairement à une idée trop communément répandue dans certains milieux, peut encore réserver de belles surprises sur un sujet lié à des conflits. Il faut peut-être préférer le travail solide d'un universitaire français qui dépasse la simple histoire militaire (ici un peu limitée, il faut bien le reconnaître) à une histoire militaire qui serait peut-être un peu plus stimulante mais réduite à une vieille "histoire-bataille" sans prendre en compte les nouveaux enjeux et les nouvelles orientations de l'histoire comme discipline. Et c'est bien ce que nous avons ici.



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