John Barber est docteur au King's College de Cambridge, et spécialiste de l'URSS pendant la Seconde Guerre mondiale. Mark Harrison, professeur à l'université de Warwick, est un spécialiste des questions économiques sur la Seconde Guerre mondiale, à propos desquelles il a beaucoup écrit depuis cet ouvrage à quatre mains. En 1991, Barber et Harrison publient en effet un livre qui tente d'expliquer, de manière contemporaine à l'effondrement de l'URSS, comment cet Etat a fait face à l'invasion allemande à partir de 1941. Bien que la recherche ait progressé depuis, l'ensemble reste une bonne base de départ pour une histoire économique et sociale de l'URSS pendant le conflit.
La réorganisation de l'économie soviétique sous les plans quinquennaux a conduit à l'industrialisation mais a porté un coup fatal à l'économie rurale. La transformation se fait de manière violente et les purges de 1936-1937 entraînent plusieurs années de stagnation, prolongées par le début de la Seconde Guerre mondiale. Des millions de Soviétiques profitent de ces changements structurels mais des millions d'autres en souffrent : la base sociale du régime reste étroite. L'Etat prend une place considérable, le pays est centralisé : mais la direction n'est pas aussi monolithique qu'il est souvent dit, le centre ne contrôle pas forcément étroitement les autorités locales et les populations savent s'adapter et improviser. Staline bénéficie à la fois de la répression mais aussi d'un véritable soutien populaire. Au départ, l'adversaire probable et désigné est plutôt le Japon : ce n'est qu'au milieu des années 1930 que l'URSS penche pour l'Allemagne. Le pays se prépare à la guerre sur une échelle fantastique, mais l'effort est coûteux, et les Soviétiques n'envisagent pas une guerre immédiate, ce qui fragilise les forces armées, surprises en cours de modernisation perpétuelle. L'effort s'accélère avec le début de la Seconde Guerre mondiale.
Le deuxième chapitre dresse brièvement le portrait du conflit, choses bien connues sur lesquelles je ne reviens pas. Les auteurs soulignent en revanche combien la guerre germano-soviétique a été un conflit de production et d'extermination, le front décisif de la Seconde Guerre mondiale. Outre les pertes humaines (dont près de 9 millions de soldats), la guerre a détruit 30% du capital de l'URSS avant la guerre et les deux tiers dans les territoires occupés.
L'invasion allemande jette au départ l'Etat soviétique dans la confusion. Staline connaît un grave passage à vide, surtout entre le 28 juin (chute de Minsk) et son discours du 3 juillet. La création du Comité d'Etat à la Défense, cabinet de guerre constitué surtout de civils, dope l'effort de guerre. Le centre moscovite est capable de laisser la bride sur le cou aux autorités locales. En parallèle, la création de la Stavka fournit un organe de commandement militaire au niveau stratégique. Le rôle du NKVD est renforcé. Staline, qui aurait pu souffrir du désastre initial de l'invasion, retourne la situation à son avantage au fil de la guerre. La création du Comité de Défense de l'Etat renouvelle le personnel autour de sa personne.
La société soviétique accueille l'invasion, au départ, avec confiance. De nombreux réservistes rejoignent d'eux-mêmes les centre de recrutement. Les civils sont réquisitionnés pour des travaux de défense comme l'érection de fortifications de campagne. Les mesures se font plus coercitives en 1942, année particulièrement critique pour l'URSS. Le pouvoir organise la censure de l'information et réprime sévèrement toute attaque au moral, de peur de voir la discipline s'effondrer. La propagande insiste sur la corde patriotique, en revenant aux héros du passé russe, en mettant en avant les exploits des soldats et sur le génie de Staline, chef d'orchestre de la victoire. Des milliers d'hommes, souvent à l'initiative des autorités locales, forment des milices, qui sont d'ailleurs jetées au feu avec quasiment rien, comme devant Léningrad, alors que les volontaires espéraient plutôt un service à l'arrière en s'engageant.
La population soviétique, de par l'histoire de l'URSS, était probablement mieux préparée que d'autres à une économie de pénurie et de rationnements. Ces derniers sont introduits entre juillet et novembre 1941, particulièrement dans les centres urbains. Les autorités doivent faire des choix tragiques entre les groupes à nourrir. Les rations sont complétées par ce que fournissent les autorités locales, et par les productions sur des lopins individuels (particulièrement pour les paysans), sur lesquelles le pouvoir ferme les yeux. La malnutrition rend les organismes plus vulnérables aux maladies, avec un pic de mortalité en 1942. Des activités criminelles se développent sur la nourriture, sévèrement réprimées par les autorités, ce qui montre l'ampleur du problème. La guerre sépare aussi les familles et fragilise celle-ci en tant qu'institution. Le taux de natalité chute même s'il reste plus élevé en ville qu'à la campagne.
La guerre change à nouveau la classe des travailleurs en raison de la perte de territoire, du déplacement des usines et d'un recrutement massif. On recrute massivement dans les campagnes, parmi les jeunes sans expérience et les femmes. Plus on s'approche du front, plus la main-d'oeuvre est féminine. Mais les travailleurs sont davantage préservés que d'autres catégories de la population. Les campagnes se vident de leurs paysans, et connaissent des moments difficiles ainsi qu'une chute de la productivité. Les paysans, pour survivre, doivent cultiver leur lopin particulier. La guerre accélère la fragilisation de ce groupe social, avec la concentration des personnes en ville. Les intellectuels voient leur place s'améliorer par rapport à l'avant-guerre : leur participation, multiforme, leur donne davantage de reconnaissance, notamment les écrivains. En outre l'encadrement du pouvoir est relâché, ce qui profite à leurs activités. La nomenklatura se renouvelle en raison du départ de beaucoup de ses membres pour le front. En ce qui concerne les nationalités, la collaboration avec les Allemands, bien réelle, est limitée par l'attitude de ces derniers (constat qui vaut aussi pour le groupe social des paysans, d'ordinaire hostile au régime). Mais la sanction est terrible : les déportations consécutives à la reconquête ne font que reprendre le principe de responsabilité collective appliqué avant-guerre. Le nombre de détenus du Goulag décline pendant la guerre, et la situation des camps est parfois dramatique, particulièrement dans les premières années du conflit.
Si l'URSS gagne la guerre, c'est aussi qu'elle est capable de produire suffisamment de matériel et de munitions. L'industrialisation des plans quinquennaux a fourni les outils. Cependant, c'est au prix du sacrifice de la production de consommation, d'un déséquilibre de l'économie et aussi, surtout, d'une localisation des industries d'armement très exposée, comme on le verra en 1941. Si l'URSS réussit à déménager dans l'urgence plus de 1 500 usines, c'est au prix du sacrifice d'autres productions et juste à temps pour fournir le matériel nécessaire à la contre-offensive d'hiver. La conversion à l'économie de guerre était prévue sur une guerre courte et sans avoir anticipé les exigences sur l'économie civile. La reconstruction des usines en un temps record masque la situation dramatique en 1942 : à la fin de l'année, plus de 50 usines du total déplacé ne tournent toujours pas. Il faut attendre 1943 pour que la situation s'améliore nettement.
Paradoxalement, l'URSS, qui a mobilisé son potentiel de travailleurs pour une économie de guerre dès 1942, se retrouve avec un trop-plein de force de travail et de soldats par rapport à la production. La perte de territoires n'empêche pas les Soviétiques de mobiliser leurs réserves de travailleurs, mais uniquement pour la production de guerre. Le gros des bataillons de l'Armée Rouge et des usines est fourni par des paysans, les femmes, les adolescents et les personnes âgées. Dans les territoires envahis, les travailleurs se muent rapidement en miliciens, alors qu'à l'intérieur des terres, le processus de mobilisation économique est plus fluide. La coordination et la centralisation de l'effort, entamées en décembre 1941, ne débouchent véritablement qu'en novembre 1942.
La productivité soviétique avant-guerre est assez faible, par une entente tacite entre les autorités locales et les travailleurs. La contrainte, la propagande politique, l'incitation financière n'apportent pas de changements décisifs. Malgré les mesures drastiques prises avec l'invasion allemande, l'absentéisme et l'abandon de poste restent fréquents, et les autorités ont du mal à stabiliser la main d'oeuvre comme le montre l'exemple de la production de charbon. Dans les campagnes, les paysans travaillent davantage car ils n'ont pas d'autre choix, faute de bras. Les détenus du Goulag sont également requis pour le travail forcé, ce qui explique un taux de mortalité de 20% peut-être parmi les détenus en 1942-1943. L'Etat incite à la productivité par des récompenses financières et en nature, mais leur attribution pose des difficultés. On entretient le moral par "l'émulation socialiste", nouvelle forme de stakhanovisme, et par la présence de bataillons entiers de Komsomols dans les rangs des travailleurs. La productivité soviétique augmente pour les munitions mais a eu tendance à reculer pour les autres branches de l'économie, y compris de guerre.
La production de guerre soviétique est phénoménale. Elle a été indispensable pour soutenir le caractère très destructeur des combats sur le front. La transition de la production a été très violente au départ. Les chiffres de munitions et d'obus chutent à la fin de l'année 1941, comme ceux des chars et des avions. La production de guerre redémarre début 1942 mais au prix du sacrifice de l'économie civile, le rééquilibrage n'intervenant qu'à la fin de l'année. Pour soutenir la production de guerre, il a fallu restaurer dans un premier temps l'économie civile indispensable à son fonctionnement. L'agriculture ne remonte véritablement la pente qu'en 1944, faute de bras et de matériel. L'aide alliée permet à l'Armée Rouge, en particulier à partir de 1943 seulement, d'accroître sa mobilité et ses moyens de communication. Si la situation est critique en 1942, c'est parce que la mobilisation de l'économie de guerre atteint son maximum alors que l'Armée Rouge recule encore, ce qui retarde le rattrapage de l'économie civile. L'URSS arrête seule ou presque les Allemands devant Moscou, Léningrad et Stalingrad, mais poursuit l'effort, aussi, grâce à l'aide alliée.
La planification d'avant-guerre, centralisée, formelle, n'a pas résisté à la guerre. L'improvisation ad hoc permet d'appliquer les mesures du centre sous un régime d'urgence en 1941-1942. On revient à une planification plus traditionnelle à partir de la fin 1942. L'autosuffisance prime d'abord mais progressivement l'économie devient même plus centralisée qu'avant la guerre.
L'URSS est victorieuse en 1945, mais exsangue. Aux pertes humaines s'ajoutent les déséquilibres démographiques introduits par la disparition de tant d'hommes jeunes. En outre, les privations continuent après la guerre alors que Staline et la classe dirigeante ont consolidé leur mainmise sur l'Etat. Un retour conservateur survient très rapidement, le militarisme et le nationalisme restent à l'ordre du jour. Pourtant, une nouvelle génération se fait jour que l'on verra à l'oeuvre sous Khrouchtchev. Reste également la mémoire de ce qui est devenu "la Grande Guerre Patriotique".
L'ouvrage est complété par un lexique, une chronologie, une douzaine de tableaux statistiques placés en fin de volume et par la bibliographie, ainsi que par quelques cartes tout à la fin de l'ouvrage. Si cette synthèse est voulue comme très abordable, on pourra peut-être juste regretter que les deux auteurs ne se limitent un peu trop à leurs spécialités respectives, sans développer davantage d'autres aspects thématiques du sujet (culture, mémoire, etc). Ce n'est donc pas un livre exhaustif et il faut le compléter en le croisant avec d'autres lectures.