J'avais déjà eu l'occasion de ficher sur ce blog un des ouvrages d'Eric M. Bergerud, historien militaire américain, consacré à la guerre du Viêtnam. Il s'agissait d'une collection de témoignages américains de vétérans de la 25th Infantry Division, qui à vrai dire s'était avérée assez peu intéressante, notamment car complètement dépourvue d'appareil critique, à la fois dans le texte (a minima) et surtout en notes et bibliographie. C'est donc avec un certain a priori que j'ai acquis un livre un peu plus ancien du même auteur qui, comme le titre l'annonce, cherche à démonter les mécanismes de la défaite américaine au Viêtnam à travers le parcours d'une province du Sud-Viêtnam. Fort heureusement cette fois-ci, le résultat est d'un tout autre calibre, et il aurait été dommage de passer à côté.
Bergerud explique en introduction pourquoi il a choisi de mener l'analyse d'une province pendant la guerre. D'abord parce que la province est la catégorie administrative clé du Sud-Viêtnam rural pendant le conflit. Ensuite, Hau Nghia, créée en octobre 1963, juste avant la chute de Diêm, a la particularité de se situer entre Saïgon et les bases communistes près de la frontière cambodgienne ; en outre elle est peuplée majoritairement de Viêtnamiens et de paysans, et les Américains y ont été présents longtemps. Bergerud, au départ, avait été influencé par les vétérans américains qui pensaient que la guerre avait été mal conduite sur le plan militaire, que la stratégie de Westmoreland en particulier était inappropriée dans le Sud-Viêtnam rural. Progressivement, il en est venu à penser qu'en réalité, les Américains n'avaient aucune chance de l'emporter et ce dès l'intervention décidée par Johnson. Il explique cette situation par quatre facteurs : le manque de soutien des paysans et du monde rural pour le gouvernement sud-viêtnamien ; la très grande présence au contraire, dans ces mêmes couches de la population, du Front National de Libération ; l'importance que les Américains ont accordé au combat politique en zone rurale, mais sans jamais pouvoir renforcer la légitimité du gouvernement sud-viêtnamien ; enfin, l'inexorabilité de la lutte militaire contre les forces du FNL, qui crée des problèmes insurmontables. Bergerud s'appuie pour cette monographie sur des sources primaires américaines, et sur les interrogatoires des défecteurs du Viêtcong pendant la guerre.
Le livre suit un plan chronologique, assez logiquement. La province de Hau Nghia est créée juste avant la chute de Diêm. Celui-ci a consolidé son pouvoir dès 1955 mais n'a pas réussi à gagner l'adhésion des masses rurales du Sud-Viêtnam. Les réseaux Viêtminh demeurés au sud après 1954, bien que durement frappés au début du règne de Diêm, vont en profiter à partir de 1959, quand Hanoï relance l'insurrection. Très rapidement ils coupent la population rurale du gouvernement de Saïgon. En outre, Diêm n'a pas les moyens, militairement parlant, d'affronter l'insurrection. Ce n'est pas tant que l'ARVN soit mal adaptée car trop conventionnelle ; le régime bénéficie aussi de milices, mais en réalité, c'est l'encadrement qui pèche tout comme la motivation des soldats. L'administration Kennedy est consciente du manque de soutien populaire du régime de Diêm mais hésite à intervenir directement dans les affaires du Sud-Viêtnam. L'exemple des montagnards, chapeautés par les Special Forces mais qui ont des relations très tendues avec les Sud-Viêtnamiens, montre que le court-circuitage du régime sudiste n'est pas toujours la bonne solution. Le programme des hameaux stratégiques n'améliore aucunement la situation militaire et achève de ruiner ce qui restait de légitimité à Diêm, qui tombe dans l'indifférence de la population. Le coup d'Etat crée un vide du pouvoir où l'armée reste la seule force capable de s'opposer aux communistes. Mais cette armée subit des coups sévères car Hanoï et le FNL choisissent de s'engouffrer dans la brèche ouverte par la mort de Diêm pour s'emparer du pays. Les Américains tentent de mettre en place un programme de pacification, en vain.
Hau Nghia est située au nord-ouest de Saïgon. C'est une province densément peuplée de paysans. Au moment de sa création, en octobre 1963, par Diêm, c'est déjà un bastion du Viêtcong. Province de paysans pauvres, Hau Nghia est sensible au programme de redistribution des terres mis en place par le FNL dans les zones contrôlées, de même qu'à la résistance à la conscription. Ce qui ne veut pas dire qu'il est facile, d'ailleurs, pour le FLN de recruter pour ses unités militaires. L'endoctrination et la propagande n'empêchent pas les problèmes quotidiens. Le FLN règne aussi par la terreur mais sait surtout s'imposer comme l'acteur incontournable devant le vide du gouvernement sud-viêtnamien. Ce dernier, qui lutte pour sa survie dans la province, procède à l'utilisation de défoliants dès la fin 1962 ; puis ce sont les tirs d'artillerie et les frappes aériennes., avec les "free fire zones". Westmoreland a fait déplacer dans la province la 25ème division de l'ARVN à la mi-1964, sans grand résultat : l'unité a mauvaise réputation, les relations sont tendues avec la population et la division n'arrive pas à gonfler les Forces Régionales et Populaires (milices). La propagande de Saïgon ne fait pas le poids ; quand les premiers Américains viennent tâter le terrain au second semestre 1965, la simple circulation dans la province est périlleuse. Une analyse demandée par l'armée américaine conclut que le FLN est victorieux à Hau Nghia : seule l'intervention directe des Américains empêche l'effondrement.
Pour Bergerud, l'armée américaine qui se déploie au Viêtnam à partir de 1965 est la meilleure jusque là de toutes celles envoyées au combat par les Etats-Unis (sic). D'après lui l'armée américaine, dès la Seconde Guerre mondiale, se démarque avant tout de ses adversaires par l'abondance de son soutien aérien tactique et par sa supériorité logistique. Mais c'est une armée sensible aux pertes, où l'on trouve aussi peu de soldats, numériquement, en première ligne et beaucoup à l'arrière, et qui a recours facilement à la puissance de feu pour briser une opposition adverse, ce qui n'est pas poser des problèmes au Sud-Viêtnam. En outre, les Américains n'ont pas vraiment de stratégie au moment de l'intervention, comme le montre l'engagement de la première unité, la 173rd Airborne Brigade, qui combat à Hau Nghia dès 1965 sans obtenir vraiment de résultats probants. En face, on trouve 2 divisions viêtcongs de forces régulières autour de Saïgon, sans compter plusieurs régiments indépendants, 4 bataillons de forces locales et des miliciens. Dès 1966-1967, ils sont armés de copies chinoises de l'AK-47, en plus de celles du PPSh-41, de RPG et autres armes plus modernes. Cette répartition en trois niveaux donne non seulement au Viêtcong l'initiative stratégique mais aussi une présence beaucoup plus forte sur le terrain que celle de l'adversaire. Hau Nghia comprend une partie du "triangle de fer", est proche de la War Zone C et a une frontière commune avec le Cambodge. Les atouts sud-viêtnamiens sont faibles : il faut attendre l'arrivée de la 25th Infantry Division américaine dans la province, en janvier 1966, pour que le combat soit vraiment relancé, bien que le MACV n'est pas une stratégie claire.
La 25th Infantry Division, qui faisait partie de celles envisagées pour un déploiement au Viêtnam dès 1952, s'installe à Cu Chi. Son camp de base et la route n°1 qui l'alimentent deviennent des cibles de choix pour le Viêtcong. Les premières opérations "search and destroy" commencent fin mars 1966. Elles n'amènent que peu de résultats et montrent que le Viêtcong attaque quand il le souhaite, refusant le combat dans l'autre cas. La 25th ID, qui dispose d'une très bonne cohésion dans son effectif de départ, s'effrite au fur et à mesure du turnover. Les soldats américains, contrairement à leurs adversaires, saisissent mal les buts de leur intervention, sont victimes du climat, des pièges, craignent les incursions dans les bastions ennemis comme les bois de Ho Bo. L'artillerie est beaucoup utilisée. Les Américains s'enferrent dans une guerre attrition qui, même sur le plan humain, est relativement coûteuse.
En 1966-1967, les Américains tentent de relancer la pacification, sans changer fondamentalement de recettes. En réalité, le programme sud-viêtnamien, exécuté à la va-vite, souffre d'un manque d'entraînement des cadres. La 25th Infantry Division tente d'y contribuer. Mais l'effort américain est mal organisé et entre en compétition avec celui des Sud-Viêtnamiens. Les conseillers militaires américains font face à la corruption et à l'incompétence de nombreux cadres sud-viêtnamiens. Néanmoins le programme de ralliements (Chieu Hoi) et la reconstitution des Forces Régionales et Populaires donnent quelques résultats. Mais tout cela coûte cher en argent et en vies humaines, alors que le FNL contrôle la province la nuit et une bonne partie pendant la journée. Bergerud revient sur le terme de "body count" et explique que les pertes civiles et militaires viêtnamiennes sont en réalité très difficiles à vérifier. L'historien explique que les soldats américains connaissent mal l'environnement où ils opèrent : ils se méfient de la population, vue comme complice de l'ennemi. Pourtant d'après lui les pertes civiles ne sont pas provoquées essentiellement par des violences gratuites mais plutôt par les opérations de combat. L'armée américaine ne parvient à renverser la situation qu'avec l'emploi de la force militaire, rien d'autre.
L'offensive du Têt survient alors que les dirigeants américains se persuadent qu'ils sont en train de remporter la guerre. La province de Hau Nghia est concernée au premier chef car l'offensive déclenche une période de combats intenses qui durent en fait un an et demi. D'abord parce qu'elle est un lieu de transit vers Saïgon ; ensuite parce que les Américains et les Sud-Viêtnamiens, pour éviter une répétition du Têt, relancent l'effort de pacification ; enfin parce que l'ouverture des négociations presse les deux camps d'affirmer leur mainmise territoriale. En octobre 1969, le FLN a perdu sa composante militaire dans la province ; mais le moment pendant lequel le gouvernement sud-viêtnamien contrôle Hau Nghia correspond au retrait américain. En 1971 le FNL commence à se réinstaller et dès l'année suivante la province est de nouveau contestée. Les Nord-Viêtnamiens ne font leur entrée dans la province qu'en mars 1968. L'offensive, coûteuse pour le FLN, détruit cependant l'effort de pacification sud-viêtnamien dans la province. Elle renforce l'animosité des soldats américains contre la population. Un calme relatif survient de mai à août 1968, après les lourdes pertes subies par le FNL.
Dès novembre 1968, Abrams, le nouveau commandant en chef au Viêtnam, lance un nouvel effort de pacification sur le même modèle que précédemment, mais avec des renforts américains et un plus grand nombre de troupes sud-viêtnamiennes. Les ralliements se multiplient. Mais les soldats américains conservent le plus grand mépris, lors des opérations conjointes, à l'égard de l'ARVN. Et les incidents avec la population se multiplient. Plus grave : le gouvernement sud-viêtnamien ne capitalise pas politiquement parlant sur le succès militaire du Têt.
La stratégie est pourtant maintenue en janvier 1969, au moment où Hanoï relance, sur une échelle moindre, une réédition du Têt. La surprise a cependant disparu. Le Têt de février 1969 met au premier plan les sapeurs, qui parviennent à pénétrer dans la base de Cu Chi. Militairement l'effort est à nouveau coûteux. L'effort demandé dans la province de Hau Nghia est tel que le recrutement du Viêtcong devient difficile et que le FNL est pratiquement coupé de la population. Les survivants refluent au Cambodge. Mais 1969 reste plutôt la pire année pour le Viêtcong, et pas la meilleure pour le gouvernement de Saïgon, car le gouvernement sud-viêtnamien n'arrive pas à se gagner les faveurs des ruraux de Hau Nghia.
La pacification passe notamment par le fameux programme "Phoenix", encadré par la CIA, exécuté contre l'infrastructure Viêtcong par les Provincial Reconnaissance Units (PRU). La tâche est difficile car il faut débusquer les cadres "illégaux" en plus de ceux légaux. Mais le programme ne connaît pas le succès en 1969 à Hau Nghia : le renseignement fait défaut, les Sud-Viêtnamiens rechignent à collaborer, et on craint aussi les représailles des escouades de tueurs du Viêtcong, qui fonctionnent bien. Les Forces Régionales et Populaires augmentent en nombre, mais pas en qualité. Le développement des villages ne prend pas, d'autant que le FNL harcèle suffisamment pour le gêner. Les relations américano-sud-viêtnamiennes atteignent leur nadir en 1969 car la personnalité du chef de province, officier de l'ARVN, pose problème aux Américains, en particulier dans le commandement de la 25th Infantry Division.
La stratégie américaine se maintient en 1970, alors que les unités commencent à se retirer. L'invasion du Cambodge en avril-mai 1970 permet de faire temporairement sauter la menace des sanctuaires viêtcongs à proximité de la province. La 25th ID quitte le Sud-Viêtnam à la fin de l'année : elle aura perdu près de 5 000 tués dans le pays. Fin 1970, le programme de pacification atteint son point culminant. Thieu promulgue une réforme de la propriété du sol, mais trop tard.
En 1971, le FNL évite le contact mais se réinstalle dans la province, qui n'est pas tenue par les milices censées assurer la pacification, peu motivées. Les Forces Régionales sont reprises en main en janvier 1971 mais le Viêtcong parvient à surmonter l'effort de pacification. Phoenix ne donnant pas de résultat, l'effort est transmis à la police sud-viêtnamienne, connue pour être inefficace en dehors des villes. Les régiments nord-viêtnamiens qui entrent dans la province au moment de l'offensive de Pâques 1972 (avril-mai) achèvent de marquer le retour du Viêtcong. Le gouvernement sud-viêtnamien brise l'offensive par la force, contrôle les routes et les villages, mais l'appareil viêtcong reste présent, avec ses sanctuaires au Cambodge et des forces régulières à proximité. En 1975, la province de Hau Nghia est occupée par les Nord-Viêtnamiens sans combat ou presque.
En conclusion, Bergerud rappelle qu'à son époque (en 1990), le débat historiographique sur le Viêtnam se cristallise en plusieurs chapelles. Les anciens chefs militaires ou politiques, qui se croient trahis par le Congrès ; les officiers vétérans, comme Harry Summers, qui pensent que les Etats-Unis n'ont pas appliqué la force là où il le fallait ; enfin, ceux qui ont participé à la pacification et qui estiment que l'armée américaine n'avait pas compris le caractère politique du conflit. Pour l'historien, en réalité, le Viêtcong avait remporté la bataille de la légitimité dans les zones rurales dès 1965. Il avait donc un ascendant moral, et le gouvernement sud-viêtnamien n'a jamais été en mesure de le reprendre. En outre, militairement parlant, les Américains n'ont pas réussi à éradiquer le Viêtcong, même s'ils s'en sont approchés après le Têt. L'armée américaine a mené la pacification, avait pensé à la contre-insurrection : s'en prendre à des objectifs plus vitaux comme la piste Hô Chi Minh ou le Nord-Viêtnam lui-même comprenait une part de risques. Bergerud termine sur l'idée que l'armée américaine a tout simplement sous-estimé les difficultés d'affronter un adversaire comme le Viêtcong et les Nord-Viêtnamien, alors que les responsables politiques ont sous-estimé la volonté et la ténacité de ces derniers et surestimé celles de leur population et de leur armée.
L'historien rajoute en fin d'ouvrage une bibliographie secondaire de 4 pages, utile pour aller plus loin. Au final, le livre de Bergerud sur les dynamiques de la défaite dans la province de Hau Nghia s'avère beaucoup plus convaincant que la collection de témoignages américains de la 25th Infantry Division. En examinant la guerre du Viêtnam au niveau opérationnel, à l'échelle d'une province, il montre que les Américains ne pouvaient pas l'emporter, quelle que soit la méthode choisie. Alors que le débat historiographique sur le conflit fait toujours rage, cette lecture conserve toute sa pertinence. Pour ceux qui veulent aller plus loin, Bergerud revient récemment sur son ouvrage, plus de 20 ans après, ici, sous forme d'interview/correspondance avec un tiers.