Reporter au service Afrique de RFI, David Thomson a publié il y a bientôt six mois cet ouvrage sur les jihadistes français, qui m'intéresse d'autant plus que j'ai moi-même travaillé sur le phénomène des jihadistes français en Syrie. Comme il l'explique dans l'introduction, son livre se base sur des témoignages de jihadistes français, qu'il a pu approcher pendant son service en Tunisie et en Libye entre 2011 et 2013. Il n'a donc pas travaillé avec les autorités françaises ou les services de renseignement, ce qui offre un aperçu relativement neuf, même si l'on peut suivre certains djihadistes français via les réseaux sociaux -Facebook en particulier. Les 18 témoignages fournissent un échantillon représentatif de ce contingent français parti en Syrie : 9 convertis, 9 de culture musulmane, la moitié avec un passé de délinquant, une tranche d'âge de 17 à 28 ans, un engagement majoritaire au sein du front al-Nosra et de l'EIIL, devenu Etat Islamique le 28 juin dernier et surtout un point commun, Internet et les réseaux sociaux.
Yassine, prothésiste dentaire à Paris, forme le projet de partir faire le djihad après avoir reçu la nouvelle de la mort de deux amis partis en Afghanistan, en 2011. Il n'a jamais songé à attaquer la France mais plutôt à partir se battre sur le champ de bataille. La Syrie se révèle bien plus facile d'accès que le Mali et AQMI auxquels il avait d'abord songé. Yassine, fasciné par la dimension eschatologique liée au pays de Sham dans le Coran, abandonne sa femme qui ne peut l'accompagner, en épouse une autre qui doit elle se marier avant de partir en Syrie. Il finance son expédition avec 10 000 euros de sa poche, des mandats venus de personnes qui soutiennent le djihad financièrement à travers toute l'Europe, mais aussi en escroquant les boîtes de crédit Sofinco et Cofidis. La pratique est montrée aux autres apprentis djihadistes via des vidéos faites ensuite. Yassine franchit la frontière, via la Turquie, en juillet 2013, puis gagne Alep. Il avait pourtant été interrogé par la DCRI quelques mois avant son départ.
Souleymane et Clémence, de milieu plus modeste, sont gagnés à l'idée du djihad après avoir vu des vidéos de femmes et d'adolescents français partis en Syrie. Souleymane s'est converti après un questionnement personnel et via Internet, où il a rencontré sa femme, une convertie épousée en secret. Ils emmènent leur enfant de 3 ans, et gagnent la Turquie en voiture (!). Clémence vise d'ailleurs à fournir un "guide du djihad" pour ceux qui voudraient suivre le même chemin. C'est ainsi qu'ils rejoignent Alep, où selon un autre djihadiste français, il y aurait pas moins de 500 personnes d'origine française (familles comprises) à l'été 2013. Souleymane rejoint l'EIIL.
Sirine, 25 ans, est issue d'une famille tunisienne adepte de l'idéologie de Bourguiba. Envoyée dans une école catholique, elle rejette cet héritage et se tourne vers le groupe Forsane Alizza, dissous en 2012. Elle prolonge son engagement sur Internet, discute avec des groupes armés dont Suqur al-Sham (les Faucons du Sham), aujourd'hui membre du Front Islamique, où a officié un Franco-Syrien, Ayachi, qui déconseillait pourtant aux Français de venir faire le djihad (il a été tué en juin 2013). Sirine aspire à rejoindre le front al-Nosra ou l'EIIL en Syrie.
La conversion à un islam radical se fait maintenant presque systématiquement via Internet, selon D. Thomson. Clémence, issue d'un milieu rural, achète un jour le Coran et fait ensuite des recherches sur Internet, à 17 ans. C'est ainsi qu'elle rencontre des jeunes femmes qui lui donnent des vêtements auxquels elle n'a pas accès, puis son mari Souleymane, malgré l'hostilité évidente de sa famille. Loin des cellules, réseaux islamistes et recruteurs de mosquée, le djihad en Syrie se fait avant tout via Internet et les réseaux sociaux, Facebook en particulier pour les Français.
Abu Nai'im, 23 ans, ancien dealer de banlieue, est recruteur pour l'EIIL en Syrie. Il est arrivé au printemps 2013, alors que les combats faisaient rage dans la ville d'Alep. Aujourd'hui, un an plus tard, la situation est plus stable. Il recrute via les réseaux sociaux quasiment à plein temps. Ceux-ci supplantent les anciens forums comme Ansar al-Haqq trop surveillés. Une des premières pages Facebook pro-djihad, Wake Up Oumma, comptait parmi ses membres J.-L. Sydney, le maître d'oeuvre de la cellule Cannes-Torcy, tué les armes à la main par le Raid en septembre 2012. Abou Selyan, le fondateur de cette page, a la révélation en trouvant sur Internet les prêches d'Omar Omsen (Diaby de son vrai nom), le chef spirituel de la brigade française d'al-Nosra. Ils prévoient de se rencontrer à Nice avec d'autres camarades en décembre 2011, mais sont tous arrêtés par les services français, avant d'être relâchés.
L'exemple inspire d'autres pages comme celle de Guillaume, un converti d'origine albanaise élevé dans le catholicisme, Al-Mûminin. Il se convertit via les vidéos de Ben Laden et d'Omar Omsen. Plus tard, au printemps 2013, des Français voulant contourner Facebook qu'ils jugent impie lancent leur propre version de l'application, cette fois halal, Ansar Ghuraba. Ils évitent soigneusement de trop gloser sur des attentats sur le sol français, une véritable ligne rouge pour les autorités : ils ont plusieurs fois mis le hola. Les services de renseignement se servent d'ailleurs beaucoup d'Internet pour accumuler des preuves. Il est impossible de verrouiller complètement les sites : le forum Ansar al-Haqq, l'un des principaux de webosphère djihadiste francophone,a fait l'objet de mesures de rétorsion, un de ses administrateurs a été arrêté en septembre 2013, mais il est toujours actif.
Mickaël, alias Abou Rayan, est un vétéran du djihad. Converti en 1993 après avoir le film Malcolm X, il commence à se radicaliser, puis subit une "seconde conversion" après le 11 septembre en accédant à l'idéologie d'al-Qaïda. Le Wallon ne fréquente alors plus les mosquées ni les groupes mais Internet, ses forums. Facebook, Youtube et autres plate-formes forment une nouvelle génération de djihadistes dès le début de la décennie 2010. AQPA inonde le web de vidéos avec Anwar al-Awlaki, un Yéménite qui a vécu aux Etats-Unis, qui aurait inspiré via ses textes la tuerie de Fort Hood au Texas en novembre 2009. Les Français ont encore peu accès aux textes des autres penseurs comme Abou Musab al-Suri, plutôt traduits en anglais.
Des figures du djihad servent de modèle. Ben Laden, bien sûr, qui fascine Abou Tasnim, jeune djihadiste de 20 ans. Mais aussi Abdullah Azzam, qui accueillait les combattants étrangers en Afghanistan contre les Soviétiques, ou Zarqawi, chef d'al-Qaïda en Irak. L'EIIL met en avant Abou Wahib, qui exécute des chauffeurs routiers chiites en Irak. D'autres vidéos montrent les actions destinées à convertir la population. Les textes d'Abou Mohammed al-Maqissi, le mentor de Zarqawi, sont abondamment diffusés. Une fois assimilée cette littérature, certains candidats n'ont besoin que de quelques vidéos pour partir faire le djihad : Abou Daoud, 18 ans, ancien délinquant, regarde celle d'un combattant racontant la bataille de Falloujah en 2004 ; Cédric, un converti, celle du bras droit de M. Belmolktar.
En septembre 2012, quand l'ambassade américaine de Tunis est mise à sac par les islamistes radicaux, on trouve dans la foule plusieurs Français, comme Wilson, converti de 24 ans d'origine antillaise, et Abou Musab, franco-tunisien de 23 ans. Ils sont même déçus que Ansar al-Charia ait arrêté les frais pour éviter de trop dures représailles. Abou Iyadh, le chef du mouvement, vétéran du djihad, profite de la chute de Ben Ali en 2011 pour lancer son groupe, qui investit les mosquées, puis passe à l'action armée. La Tunisie attire alors de plus en plus de convertis français, comme Wilson. Il faut dire aussi que les Tunisiens sont parmi les plus nombreux parmi les combattants étrangers en Syrie, dès 2012. La Tunisie peut donc servir d'étape avant la Syrie. Le djihad donne même lieu sur place à un trafic de fausses recommandations (!). Pour ceux qui choissisent de rester en Tunisie, l'acceptation par les locaux est difficile comme le dit Abou Musab ; certains sont même déçus par les concessions qu'Ennahda, le parti au pouvoir, est obligé de faire, comme Abou Rayan. En 2013, les autorités tunisiennes commencent à resserrer l'étau autour des Français, d'autant que certains binationaux participent aux actions armées d'Ansar al-Charia.
Les combattants français, en Syrie, se regroupent souvent. Une brigade française existe au sein de l'EIIL (D. Thomson parle de l'été 2012 mais à ce moment-là l'EIIL ne s'est pas encore déclaré, il ne naît qu'en avril 2013 comme il l'explique ensuite d'ailleurs), et pour le front al-Nosra depuis décembre 2013. Une cinquantaine de francophones dans chacune des brigades. Les deux formations sont hostiles l'une par rapport à l'autre et les Français naviguent souvent entre les deux. A son arrivée, Abou Tasnim est démarché par la brigade de l'EIIL. Souleymane veut rejoindre l'EIIL mais intègre finalement al-Nosra. Abou Nai'im fait le chemin inverse sous prétexte qu'al-Nosra se sert des combattants étrangers comme chair à canon. Omar Omsen, qui arrive en Syrie à l'automne 2013, devient le chef spirituel de la brigade française d'al-Nosra : d'après lui, dans ce mouvement, les combattants montent au front et visent d'abord la chute du régime avant l'application de leur conception de l'islam, contrairement à un EIIL beaucoup trop brutal. C'est cette brigade française d'al-Nosra que voulaient rejoindre les deux adolescents toulousains de 15 ans dont le départ a suscité l'émotion en janvier 2014.
Abou Tasnim, un converti d'origine haïtienne issu d'une famille évangélique, n'est guère discret dans son comportement en public ou sur les réseaux sociaux. Avec Abou Ayoub, 17 ans, il part pour la Syrie. Ils ne sont pas inquiétés lors du passage à l'aéroport : comme de nombreux autres djihadistes, ils sont convaincus qu'on les laisse partir. Abou Tasnim se sert de son smartphone pour indiquer le moment où il franchit la frontière. Il subit un entraînement militaire avec al-Nosra mais ronge son frein dans l'attente d'être engagé au feu. Début 2014, il estime qu'il y a 400 à 500 combattants français en Syrie, sans compter les familles. Pour autant, commettre des attentats en France ne fait pas l'unanimité. Souleymane et Clémence, à Alep, sont plus préoccupés par les soucis quotidiens de la vie en Syrie. Yassine, devenu un vrai combattant professionnel, rêve surtout de mourir au combat. Omar Omsen est opposé aux attentats, mais c'est éluder, comme le rappelle l'auteur, le problème posé par le reclassement de ces combattants une fois la guerre terminée. Il souligne l'exemple du gang de Roubaix, formé de vétérans de la Bosnie, qui avait opéré en 1996. Abou Nai'im, au contraire, serait prêt à commettre des attaques sur le sol français, surtout à des fins de recrutement. Le risque d'attentats existe bel et bien.
Le travail de D. Thomson est précieux, parce qu'il va piocher l'information à la source, les principaux concernés, les Français qui partent faire le djhad en Syrie. Contrairement à mon travail de compilation sur les djihadistes français, qui repose sur la presse, les déclarations officielles et autres informations en "open source", on a ici le témoignage direct des acteurs. Et quand bien même on pourrait parfois reprocher une contextualisation un peu trop rapide, il n'en demeure pas moins que le livre démonte toute une série de clichés trop souvent véhiculés. Par exemple, les convertis ne sont pas tous des Blancs "de souche" : on trouve de nombreux Français des territoires d'outre-mer. En outre, comme je l'avais constaté dans mon propre travail, le djihad en Syrie est aussi matrimonial : la part des combattants est compensée par celle des familles, mères et enfants. Sur les raisons du départ, D. Thomson fait la part belle au thème eschatologique lié au pays de Sham ; il parle moins du "djihad défensif", la défense des sunnites face aux exactions commises par le régime, qui revient pourtant souvent comme motif de départ. Que dire de la place d'Internet et des réseaux sociaux dans les conversions ? Indubitablement, on ne peut nier l'avènement de nouveaux modes de recrutement et de propagande via ces outils. Cependant, ces conversions font partie d'un tout : ainsi la position de la France, favorable à l'insurrection, et la bienveillance des autorités quant aux départs expliquent sans doute aussi le nombre du contingent, sans précédent. David Thomson aurait peut-être gagné à équilibrer la présentation des différents facteurs. Pour autant, l'auteur montre bien le décalage entre la Syrie et son djihad vus depuis la France et la réalité trouvée sur le terrain. Certains s'y accomplissent, d'autres beaucoup moins. Certains regrettent d'avoir emmené leur famille car les conditions de vie sont trop rudes. Au final, on gagnera beaucoup à parcourir le livre de D. Thomson : pour l'avoir lu deux fois, je l'ai dévoré à chaque lecture et les exemples concrets m'incitent à poursuivre toujours plus profondément mon travail sur les djihadistes français en Syrie. Le journaliste a le mérite de rendre beaucoup d'humanité à un sujet qui en est malheureusement trop souvent privé.