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Cachez ces djihadistes que je ne saurais voir... les volontaires français en Syrie

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Article publié simultanément sur l'Alliance Géostratégique.

N.B. :  les derniers ajouts apparaissent désormais en gras, pour ceux qui suivent le billet et ses mises à jour régulières.

Merci à Timothy Holman et à Yves Trotignon pour leur aide dans la rédaction de cet article.


Le cas des Français partis se battre en Syrie pose un problème particulier. Il n'est devenu vraiment visible (grâce aux médias, en particulier) qu'en 2013, année où le nombre de volontaires croît de manière importante. A l'image d'autres contingents européens, le djihad en Syrie est le plus grand mouvement du genre depuis la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan. Pour autant, rapporté à la population totale de la France ou même à la population musulmane de la tranche d'âge concernée, le mouvement n'a rien d'une lame de fond ou d'un exode massif1 ; on peut cependant noter qu'il s'accélère depuis l'été 2013, ce qui inquiète les autorités, et certains spécialistes, quant au retour des djihadistes. Mais il faut dire que jusqu'ici, les informations ont été très éparses. Le ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, a multiplié les déclarations, à partir de mai 2013, au sujet du chiffre des Français impliqués dans le djihad en Syrie, pour arriver, en janvier 2014, à un total de 700, en tout, impliqués à un titre ou à un autre, depuis 2011. Chiffre difficile à vérifier, mais qui semble pourtant crédible, en tout cas pas forcément très exagéré. La dernière étude de l'ICSR, un institut britannique spécialisé sur la problématique des djihadistes étrangers, datée du 17 décembre 2013, plaçait l'estimation maximum, pour la France, à 413 individus2. Les Israëliens pensent que le dernier chiffre donné par Manuel Valls et F. Hollande est exagéré3. Ce que l'on peut savoir des cas bien identifiés montre pourtant que l'exemple français ne se distingue pas fondamentalement des autres contingents de volontaires européens, à quelques différences près4. Le recrutement, plutôt large au niveau de l'âge et des motivations au début, semble depuis s'être resserré vers des hommes jeunes, de 20 à 35 ans, plus déterminés et plus radicaux dans leurs choix sur le terrain. Il implique à la fois des personnes connues pour leur engagement antérieur, et souvent surveillées, mais aussi beaucoup d'hommes ou d'adolescents qui ont succombé au message radical, notamment délivré sur le web, sans que le phénomène se limite à des gens marginalisés sur le plan social. Comme pour l'ensemble des autres contingents, la majorité des volontaires français rejoint les deux formations djihadistes, le front al-Nosra (branche officielle d'al-Qaïda en Syrie depuis novembre 2013) et l'EIIL, en butte depuis janvier 2014 aux assauts des autres formations rebelles, parmi lesquelles le front al-Nosra lui-même. Les zones de départ sont assez bien identifiées : des grandes villes, Paris, Toulouse, Nice, Strasbourg, Lille-Roubaix-Tourcoing (ce qui correspond là encore à d'autres pays), avec une majorité de départs spontanés ou organisés en solitaire, sans forcément qu'il y ait recours à des réseaux organisés, la seule exception semblant être le sud-est (ce qui est une différence notoire cette fois avec d'autres Etats, comme la Belgique, où des réseaux plus structurés interviennent dans l'acheminement des volontaires, voire leur radicalisation). Les djihadistes français sont également, une fois arrivés, assez présents sur les réseaux sociaux, à des fins de recrutement, de propagande ou pour garder le contact avec les familles, comme on le verra à la fin de cet article.




Un début de publicité pour un recrutement varié ? (2012-été 2013)


En France, la question des candidats au djihad commence à inquiéter, dans la presse, à partir du second semestre 2012. Pourtant, dès le mois de mai 2012, 3 jeunes gens sont interpellés à l'aéroport de Saint-Etienne alors qu'ils s'apprêtent à partir pour la Turquie... avec des étuis à pistolet, des talkie-walkies et des lunettes de vision nocturne5. Le Figaroévoque « quelques dizaines de départ » au mois d'octobre 2012 et mentionne le docteur Jacques Bérès, qui a soigné plusieurs Français dans un hôpital rebelle à Alep, ville que les insurgés ont investi à l'été 20126. Certains d'ailleurs ne cachent pas leur admiration pour Mohamed Merah. Le même quotidien avait également parlé, au printemps 2012, de 6 Français arrêtés par la sécurité libanaise à l'aéroport de Beyrouth, et qui cherchaient manifestement à passer en Syrie. Pourtant, les services de renseignement intérieurs avaient commencé à tirer la sonnette d'alarme dès le printemps 2011.

Les informations et les articles de presse se font plus nombreux au printemps et à l'été 2013, moment qui connaît effectivement, d'après les recherches des spécialistes, un accroissement sensible du départ des volontaires européens, et donc français, vers la Syrie, accroissement qui se confirme tout au long de l'année7. Non seulement les volontaires français, comme les autres, bénéficient du fait que l'accès au territoire syrien est beaucoup plus facile que pour d'autres terres de djihad dans le passé, mais, en outre, ils peuvent compter, parfois, sur les restes des réseaux organisés pour les djihads précédents, comme ceux qui avaient opéré pour l'Irak entre 2004 et 20068. Dès le printemps 2013 et l'émergence des premiers exemples précis de volontaires français, on constate que les motifs de départ sont très différents. Djamel Amer Al-Khedoud, 50 ans, originaire de Marseille et depuis prisonnier du régime, s'en va ainsi pour défendre les sunnites de Syrie, une motivation qui correspond au « djihad défensif » que l'on retrouve chez nombre de volontaires étrangers, en particulier ceux des débuts, de la période 2011-2012. Abdel Rahmane Ayachi, au contraire, Franco-Syrien de 33 ans, lui, a rejoint le groupe Suqur al-Sham, membre du Front Islamique depuis novembre 2013, et qui vise depuis expréssement à l'installation d'un califat islamique et à l'application stricte et rigoureuse de la charia. Il serait monté dans la hiérarchie jusqu'à commander un effectif de 600 combattants9. Ayachi, finalement tué en juin 2013, avait profité d'un entraînement militaire dans la réserve belge, qu'il a mis à profit, probablement, sur le champ de bataille syrien10. Raphaël Gendron, un Français de 38 ans, faisait lui aussi partie de Suqur al-Sham : il a été tué le 14 avril 2013. Résidant à Bruxelles, il était proche des milieux radicaux qui ont fourni, dans ce pays, un certain nombre de volontaires pour le djihad syrien.


Abdel Rahmane Ayachi, tué en juin 2013, dirigeait des combattants de Suqur al-Sham.-Source : http://www.globalpost.com/sites/default/files/imagecache/gp3_full_article/photos/2013-March/suquar-al-sham-syria-leader.jpg


Raphaël Gendron était bien connu des services français. Condamné à plusieurs reprises par la justice belge, il est arrêté par les autorités italiennes fin 2009 avec Bassam Ayachi, imam franco-syrien installé en Belgique et célèbre, lui aussi, pour ses opinions radicales. Ils auraient voulu organiser une filière de recrutement djihadiste pour al-Qaïda dans le sud de l'Italie. Relâchés, ils regagnent la Belgique où ils continuent d'animer le Centre islamique Assabyle, sur le site duquel Gendron se livre à une active propagande. Cas très différent, celui de ce jeune djihadiste français de 17 ans, originaire de Sartrouville, arrêté par la police grecque le 25 mai 2013 alors qu'il tentait de gagner la Syrie11. Il avait prévenu ses parents de son départ le 16 mai, après avoir acheté son billet d'avion pour Athènes et s'être muni d'un passeport. La famille prévient la police, qui parvient à joindre les autorités grecques : le jeune homme est arrêté dans un bus au nord du pays, alors qu'il se dirigeait vers la Turquie.


Raphaël Gendron.-Source : http://static0.7sur7.be/static/photo/2013/2/5/9/20130415180823/media_xll_5734734.jpg


Au mois de juin 2013, un diplomate français haut placé évoque déjà le chiffre de 270 Français partis se battre en Syrie12. Un mois plus tard, un djihadiste français présent en Syrie lance un appel vidéo à ses compatriotes et au président F. Hollande, lui demandant de se convertir à l'islam13. L'homme, qui se fait appeler Abou Abdelrahmane, annonce s'être converti il y a trois ans à l'islam, et avoir des parents français et athées. Il demande aux Français de rejoindre le djihad. Il s'agit en fait de deux demi-frères. Jean-Daniel Pons, un Toulousain de 22 ans, est finalement tué le 11 août. Agé de 22 ans, ce dernier avait été entraîné par son frère aîné, Nicolas, 30 ans, que l'on voit parler sur la vidéo. Titulaire d'un BEP, Nicolas était tombé dans la petite délinquance avant de se convertir en 2009 puis de faire du prosélytisme. Son frère Jean-Daniel l'avait rejoint en 2011 à Toulouse pour entamer un BTS de comptabilité, après avoir vécu avec leur père en Guyane ; il se convertit à son tour. Ils avaient gagné la Syrie tous les deux en mars 201314. Ils ont rejoint la Syrie via l'Espagne et la Turquie, faisant croire à leurs proches qu'ils allaient en Thaïlande, avant de leur dévoiler la vérité en avril15. La mère des deux jeunes gens, retraitée de l'armée, avait signalé la dérive inquiétante de ses fils aux autorités dès le mois d'avril. Quelques jours plus tard, un homme de 47 ans, originaire du territoire de Belfort, est interpellé par la DCRI : habitant à Toulouse, il était venu rendre visite à sa famille, et aurait eu des liens avec les deux Toulousains16 de la fameuse vidéo. Jacques Abu Abdallah al-Faransi, un Français venant de Marseille, est également vu en juillet 2013 sur une vidéo postée sur Youtube17.


Abou Hajjar, un informaticien de la région parisienne parti en avril 2013 pour faire le djihad en Syrie, interrogé par Le Figaro, est en réalité Ayachi fils, évoqué plus haut18. Cet homme combat dans le Djebel al-Zawiya, dans la province d'Idlib, au sein du groupe Suqur al-Sham. D'après son témoignage, recueilli par Le Figaro, il effectue des missions de reconnaissance sur l'autoroute entre Lattaquié et Alep, pour signaler les mouvements de troupes et de convois du régime. Il se définit lui-même comme un « activiste islamiste » et non comme un djihadiste proche d'al-Qaïda. Son groupe comprend, selon lui, des Saoudiens et des Jordaniens. Il manifeste, dans ses déclarations, une certaine ouverture dans le traitement des minorités syriennes, et explique que son groupe cherche à convaincre, en ouvrant des bureaux de prédication, par exemple, mais pas par la force, comme certains djihadistes. Il ne compte pas revenir en France, où il a laissé femme et enfants19.


Vers une accélération du recrutement, puis un resserrement des profils ? (automne 2013-février 2014)


Le 1er septembre 2013, Manuel Valls annonce que plus d'une centaine de Français combattent actuellement en Syrie, qu'une dizaine y sont morts, et que certains sont déjà revenus20. D'autres informations parlent à la même époque de 9 Français tués au combat dans le pays21. En septembre, 4 hommes sont interpellés après avoir braqué un restaurant Quick dans les Yvelines, puis un cinquième un peu après à Châteauroux, dans l'Indre. Agés de 23 à 34 ans, ces 5 hommes étaient en fait surveillés depuis un moment par la DCRI et la DRPP ; ils appartiennent à un groupe dont l'un des membres, au moins, originaire de Trappes, se trouve déjà en Syrie. Ce sont des personnes « autoradicalisées », dont deux frères, des convertis parfois de fraîche date à l'islam. Ils avaient été repérés lors de manifestations anti-américaines à Paris en 2012 (rassemblement place de la Concorde, le 16 septembre, contre le film L'Innocence des musulmans), puis lors « d'entraînements collectifs » dans le sud de Paris22. Le braquage du Quick de Coignières devait servir à payer leur voyage vers la Syrie : munis d'une arme factice, ils avaient embarqué 2 500 euros... sous les yeux de la DCRI, qui les interpellent dès le lendemain. Ils étaient inconnus de la justice, sauf un seul d'entre eux condamné en 2005 pour vol aggravé23. L'intention de financer leur voyage par un simple braquage confirme que l'expédition pour gagner la Syrie est relativement facile, comme on peut le constater pour d'autres contingents européens24, et qu'elle n'implique pas forcément le recours à des réseaux organisés (le voyage revient à 300-500 euros, en passant par la Turquie). Ce même mois de septembre, un jeune Roubaisien trouve la mort en Syrie. Sofiane D., 20 ans, est tué le 20 septembre à Alep. Ses parents, inquiets, avaient prévenu les autorités en juillet 2013 : il était censé être parti en Algérie. Musulman pratiquant classique, selon un magistrat, « fusionnel » avec sa mère, il n'avait pratiquement jamais quitté Roubaix. Il aurait apparemment combattu dans les rangs du front al-Nosra25. Deux autres jeunes hommes de l'endroit auraient également gagné la Syrie26. Romain L., 26 ans, du Calvados, est quant à lui arrêté pour apologie du terrorisme sur Internet27. Il était l'administrateur du site Ansar al-Haqq, traducteur de la revue Inspire, éditée par Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique. Il utilisait le pseudonyme de Abou Siyad Al-Normandy. Fin septembre, les réseaux sociaux djihadistes mettent en avant la figure de Abu Suhaib al-Faransi, un commerçant de 63 ans converti à l'islam, et qui fait partie des volontaires français de l'insurrection28.


A gauche, Abu Suhaib al-Faransi -Source : http://www.memrijttm.org/image/6170.JPG


Les autorités française ont déjà, précédemment, arrêté Flavien Moreau, né à Ulsan, en Corée du Sud, avant d'être adopté en France29. Ce Nantais de 27 ans s'était imprudemment confié, à Antioche, en Turquie, à un journaliste suisse, en novembre 2012, ce qui l'avait immédiatement fait repérer par la DCRI. Il est arrêté quelques semaines plus tard à son retour en France, début 2013, et mis en examen. Le Nantais, qui enchaînait petits boulots et peines de prisons, s'était converti il y a cinq ans, et cherchait depuis sa dernière sortie, en 2012, à intégrer un réseau combattant. Ayant amassé quelques milliers d'euros grâce à divers trafics, il gagne Zurich, puis Istanbul et finalement Antioche, avec l'intention de rejoindre le groupe Ahrar al-Sham, aujourd'hui composante du Front Islamique, créé le 22 novembre 2013. Sans aucune expérience du combat, son engagement ne tient que quelques semaines, à l'issue desquelles il regagne la France. D'autres engagements sont tout aussi idéologiques, comme ces deux disciples de Jérémie Louis-Sydney, le leader de la "cellule de Cannes-Torcy", soupçonné de la tentative d'attentat contre une épicerie kasher de Sarcelles, en 2012 ; ces deux jeunes Français d'origine tunisienne sont depuis partis en Syrie.

Début octobre, un Français aurait mené une attaque kamikaze dans la province d'Alep30. Surnommé Abou al-Qaaqaa, ce Français se serait fait exploser le 9 octobre dans le village de Al-Hamam, au sud-est de la ville. Cette attaque kamikaze ouvrait la voie à des combattants de l'EIIL (dont il aurait fait partie) et du front al-Nosra. Le 24 septembre, Abou Mohammad al-Fransi, un Français converti à l'islam, avait déjà été tué dans le même secteur. C'est également ce mois-là que commencent à remonter des informations sur une filière d'acheminement des volontaires tchétchènes via l'importante diaspora tchétchène établie dans le sud-est de la France (plus de 10 000 personnes)31. Les estimations officielles portent alors le nombre de Français impliqués dans les combats en Syrie à au moins 40032. Le 14 octobre, 3 suspects de la fameuse cellule terroriste Cannes-Torcy sont arrêtés dans les Alpes-Maritimes. Sont notamment saisis un pistolet-mitrailleur UZI et un pistolet semi-automatique, ainsi qu'une grande quantité d'argent en liquide. En novembre, 4 hommes de 22 à 35 ans sont interpellés dans le Val-de-Marne : ils appartiendraient à une filière djihadiste qui acheminerait des combattants vers la Syrie. 2 ou 3 d'entre eux auraient combattu avec le front al-Nosra. Les chiffres passent alors à plus de 440 Français partis pour la Syrie : la moitié est encore sur place, une douzaine sont morts, un ou deux sont prisonniers du régime, et 50 à 60 sont revenus en France. Sur la vingtaine de procédures déclenchées contre les volontaires de retour, seules trois ont alors abouti à des mises en examen33. Le 20 novembre, Abu Malik al-Faransi, un Français de 17 ans, est tué à Raqqa34. Le 27 novembre, c'est un homme habitant près de Lens qui est interpellé, faisant suite à l'arrestation, le 15 octobre, de deux autres personnes à Tourcoing et Roubaix. Ces deux personnes auraient gagné la Syrie puis seraient revenues en France35.



Photo présumée d'Abou Malik al-Faransi.-Source : https://fbcdn-sphotos-e-a.akamaihd.net/hphotos-ak-prn2/p480x480/1472883_317021681772971_875519586_n.jpg


A partir de la fin septembre 2013, le recrutement dans le sud-est de la France semble s'intensifier, et en particulier à Nice et sa région. Une dizaine de départs au moins est recensée à Vallauris, Saint-Laurent et à Nice, ainsi que du côté de l'Ariane et de la cité des Moulins, la plupart pour rejoindre le front al-Nosra. La majorité des jeunes concernés semblent s'être radicalisés très rapidement, avant de quitter leurs familles du jour au lendemain. En 2011, un réseau recrutait déjà, manifestement, pour le djihad en Afghanistan dans cette région36. Une filière pour le recrutement en Irak avait été démantelé, également, en 2005. Une mère de la région lyonnaise signale aussi, en décembre 2013, que son ex-mari, dont elle est séparée depuis juillet 2012, a visiblement enlevé sa fille pour gagner la Syrie via la Turquie, afin de rejoindre le front al-Nosra ; il s'était radicalisé après un séjour à La Mecque37. Il s'était également rapproché de Forzane Alizza, un groupuscule salafiste djihadiste dissous par les autorités françaises en février 2012.


Le 22 décembre 2013, Nicolas, le frère de Jean-Daniel Pons (les deux Français issus de la région toulousaine), trouve la mort dans une attaque kamikaze près de Homs38. Les deux demi-frères auraient rejoint, depuis leur départ en Syrie, les rangs de l'EIIL39. Leur mère, Dominique Pons, avait signalé aux autorités la radicalisation de ses fils, puis créé en décembre 2013, avec son ex-mari, l'association Syrien ne bouge… Agissons ! D'après elle, Nicolas avait également retrouvé en Syrie un autre Toulousain qu'il connaissait40. En janvier 2014, les services de renseignement français évaluent à 500-600 le nombre de Français partis en Syrie, dont 220 encore sur place, 70 qui sont revenus et 18 tués, soit un effectif qui a quadruplé par rapport au mois de mai 2013. Sur ce total, 20% seraient des Français convertis, mais la majorité reste des jeunes gens d'origine maghrébine, pas forcément musulmans pratiquants, mais qui se radicalisent très rapidement. Outre la facilité d'accès au territoire syrien, les services de renseignement signalent qu'un des grands facteurs de motivation des volontaires est qu'ils ont l'impression de se battre pour une cause juste41. 10 à 14 jeunes gens originaires de Strasbourg auraient également quitté leur ville pour l'Allemagne, afin de rejoindre la Syrie, à la fin de l'année 201342. Un jeune homme issu du quartier d'Elsau, à Strasbourg, serait d'ailleurs mort dans une attaque kamikaze en Syrie au mois de novembre43.

L'attention en France sur le phénomène des volontaires candidats au djihad syrien, qui avait cru un peu en 2013 avant de s'éclipser devant les attaques chimiques du mois d'août 2013 et ses suites, rebondit avec l'annonce du départ, en janvier 2014, de deux jeunes adolescents de 15 ans, originaires de la région toulousaine, très relayée dans les médias. Tous les deux scolarisés au lycée des Arènes, les deux adolescents sont partis le 6 janvier pour gagner la Turquie. L'un des deux adolescents, Yasine, était réputé brillant élève, un des meilleurs de sa classe. L'autre, Ayoub, le plus âgé, en revanche, est connu des services de police, et appartient à une famille qui pouvait avoir des convictions religieuses rigoristes. Yacine achète les billets d'avion pour la somme de 417 euros et les deux jeunes gens embarquent sur un vol de la Turkish Airlinesà destination Istanbul. Ils arrivent ensuite à Antioche. Mais difficile de dire, dans leur itinéraire, s'ils ont bénéficié de l'assistance d'un réseau organisé ou non44. Rattrapés et ramenés en France, les deux adolescents sont finalement mis en examen45. Il s'avère ensuite que les deux adolescents sont entrés en contact avec les insurgés via les réseaux sociaux, et sans doute un intermédiaire français, qui les aurait guidés à la frontière turque. Les deux jeunes gens auraient voulu rallier le front al-Nosra. Ils ont un rejoint un camp d'entraînement près d'Idlib ; c'est parce que celui-ci prenait du retard et parce qu'ils ne combattaient pas que les deux adolescents ont finalement quitté le pays46. L'événement confirme à la fois l'accélération du recrutement en France, mais aussi sa diversification. Si la majorité des recrues continue à venir des grands centres urbains (Lille-Roubaix, Strasbourg, Toulouse, Paris, le sud-est et Nice), les profils semblent moins correspondre à des jeunes en pertes de repères ou désocialisés, mais au contraire à des jeunes parfois plus intégrés47. Le père d'un deux adolescents a d'ailleurs rapidement prévenu les autorités et lancé un appel public : selon lui, son fils a notamment été radicalisé par le biais d'échanges sur le web, notamment par Facebook48. Dans le sud-est, à Nice et ses alentours, ce serait déjà une quarantaine de jeunes gens qui seraient partis pour le djihad syrien, avec de plus en plus d'adolescents -16, voire 15 ans49. Dans le quartier populaire de Saint Roch, à l'est de Nice, il y aurait eu 7 à 8 départs rien qu'entre septembre et décembre 201350. Fin décembre, c'est une famille de dix personnes toute entière qui part pour la Syrie51. Au début du mois de décembre, la DCRI avait procédé à l'interpellation d'un recruteur présumé du milieu niçois52.


En février 2014, Salahudine, un djihadiste français de 27 ans originaire de la région parisienne, parti combattre en juillet 2013, livre un ultime témoignage après avoir été gravement blessé à Alep. Il avait emmené femme et enfants avec lui, et manifestement n'a pas bénéficié du concours d'un réseau : il a organisé son voyage via la Turquie tout seul. Après avoir gagné Alep, il rejoint l'EIIL, est formé dans un camp d'entraînement puis est expédié rapidement sur le front. En novembre 2013, visiblement dégoûté par l'EIIL, il rallie le front al-Nosra (qui ce même mois est reconnu comme branche officielle d'al-Qaïda en Syrie, au détriment de l'EIIL). Il combat à Alep, Damas et Homs. Il touche chaque mois 50 dollars, mais s'est acheté lui-même son AK-47 pour 1 300 dollars53. Un autre combattant français appartenant à l'EIIL, Abou Shaheed, qui se trouve au nord d'Alep, a également livré son témoignage en février 2014. C'est un volontaire déterminé, qui ne pense pas revenir en France mais qui n'en est pas moins partisan d'un djihad transnational54. Néanmoins, selon les services de renseignement français, le profil des volontaires se serait désormais resserré. Il comprendrait désormais majoritairement des hommes de 20 à 35 ans, plus déterminés. Un tiers des 250 Français encore présents en Syrie seraient des Caucasiens, des Tchétchènes ayant transité par la région de Nice (qui sert de hub pour les Caucasiens et en particulier pour les Tchétchènes, avec Vienne, en Autriche). Sur le reste, on compterait une moitié de convertis et une autre moitié de jeunes issus de l'immigration maghrébine, ainsi que quelques femmes. Fait notable, des groupes radicaux comme l'EIIL n'hésitent pas à utiliser les volontaires étrangers, comme les Français, pour des attaques kamikazes. On signale en outre plusieurs cas de départ où les personnes s'installent à la frontière turque ou dans le nord de la Syrie mais ne prennent pas part au combat, attendant l'installation d'un califat islamique55. Le 20 février, un jeune Niçois de 18 ans, parti en Syrie en septembre 2013, est arrêté à son retour en France. Farid avait combattu dans la région d'Alep. Jeune lycéen, il était parti avec trois autres amis d'une cité de l'est ce Nice, après s'être radicalisé en quelques semaines. Il a été emprisonné après son arrestation, dans l'attente de son jugement56.


A droite, Abou Shaheed.-Source : http://www.memri.org/image/16983.JPG




Les djihadistes français sur les réseaux sociaux


Les djihadistes français sont très présents sur les réseaux sociaux, surtout Twitter et Facebook57. Ils donnent des informations sur leur parcours, sur les combats et les conditions pratiques du djihad. Majoritairement, ceux qu'on y voit font partie de l'EIIL. Les volontaires étrangers ont tendance, en Syrie, à se regrouper, par affinité culturelle et linguistique, mais il n'est pas dit que ce soit systématiquement le cas pour les Français, même si certains combattent bien dans les mêmes formations. Certains arrivent ensemble et se connaissent avant le djihad. On note aussi la présence d'épouses de combattants. Les réseaux sociaux servent au recrutement, à la diffusion de la propagande, et pour maintenir le contact avec les familles. La propagande joue sur l'analogie avec les jeux vidéos, dans les illustrations qui peuvent être diffusées. Evidemment, les conflits internes aux insurgés, comme celui qui oppose depuis avril 2013 l'EIIL au front al-Nosra, sont relativement peu présents. Abou Shaheed, arrivé en Syrie en mai 2013, fait ainsi partie de l'EIIL, et évoque souvent la poursuite du djihad après la chute du régime Assad. Un autre djihadiste francophone, lui aussi membre de l'EIIL et arrivé à la même date, qui opère sous le pseudo Si tu veux mon avis, donne beaucoup de détails sur les combats et affirme avoir participé à ceux de la base 80, à Alep. Abou Mohammed Muhajir, un autre Français, est également incorporé dans l'EIIL : arrivé à l'été 2013, il combat autour d'Azaz. Il est marié à Umtawwab zawjetu abu’’mohamed, une femme originaire de Lorient, qui collecte des fonds à des fins soi-disant humanitaires via Facebook, et qui prétend avoir fait l'aller-retour en France entre octobre-novembre 2013. Mourad Ibn Amar, lui aussi arrivé en Syrie à l'été, fait également partie de l'EIIL. Il apparaît sur de nombreuses photographies de groupes. Sous le pseudo Selim Det-R, un Roubaisien est également inclus dans l'effectif de l'EIIL. Abdullah Wade, un Français, s'efforce quant à lui de collecter des fonds pour rénover des habitations en Syrie au profit des djihadistes français. Abou Tasnim est probablement un Français originaire d'Haïti. Ses parents sont chrétiens ; il habitait en Seine-Saint-Denis, son père est entrepreneur, de classe moyenne ; lui-même produisait de la musique électronique. Il a rejoint la Syrie le 17 octobre 2013 après être passé par Istanbul puis Ghaziantiep, et il combat, lui, au sein du front al-Nosra. Blessé à l'entraînement, il répond beaucoup sur les réseaux sociaux aux questions pratiques pour le voyage jusqu'en Syrie, et livre son expérience de la guerre. Il participe à de nombreuses escarmouches, combat même des Kurdes en janvier 2014. Il quitte al-Nosra qu'il juge « trop inactif » et rejoint l'EIIL d'Atmeh ; le 14 février, il est à Azzaz58.



Abou Tasnim.-Source : http://www.memri.org/image/16984.JPG




Le djihad familial : femmes, enfants, mais aussi jeunes filles en Syrie


Autre phénomène inquiétant et lié au djihad en Syrie : le départ de jeunes filles en direction de ce même pays. Anissa, 22 ans, se convertit sous l'influence d'une amie de son lycée de Bordeaux. Elle se marie avec un jeune musulman présenté par un imam rencontré sur Skype et laisse une lettre d'adieu à sa mère. Des dizaines de Françaises sont concernées par ce phénomène : Ly, 19 ans, une étudiante d'origine sénégalaise, est partie avec son bébé de 15 mois. Elle est accompagnée d'une lycéenne de 17 ans d'Epinay, qui a piraté la carte bancaire de son père pour financer le voyage59. A la même époque, fin février 2014, c'est une adolescente grenobloise de 14 ans qui est arrêtée à l'aéroport Lyon-Saint-Exupéry alors qu'elle s'apprêtait à prendre l'avion pour Istanbul. Placée dans un foyer, elle s'enfuit avant d'être de nouveau rattrapée le lendemain. C'est le troisième mineur au moins qui tente de rejoindre la Syrie depuis janvier 2014, après une adolescente de 15 ans qui a elle réussi à gagner le pays60. Nora, 16 ans, est partie le 23 janvier ; son frère assure qu'elle a été manipulée par d'autres personnes et que, dès la mi-mars, elle regrette son départ en Syrie61. Il est parti une première fois pour la ramener en février ; refoulé à la frontière turque, il réussit lors d'une deuxième tentative, en avril 2014, à passer en Syrie et à voir sa soeur par deux fois62. Fin mars, Barbara Marie Rigolaud, une Française de 35 ans originaire de Nanterre, est arrêtée par le PYD (parti kurde qui contrôle des zones au nord-nord-est de la Syrie) près d'Alep. Cette Française aurait rallié le front al-Nosra après avoir appartenu à l'EIIL. Elle est arrivée en Syrie en mai 2013 avec son mari et ses quatre enfants63. C'est également en mars 2014 que la mère d'Assia, la fillette de 23 mois emmenée par son père depuis octobre 2013 en Syrie, lance de nombreux appels pour être entendue64. Sahra, une adolescente de 17 ans originaire de Lézignan-Corbières (Aude), aurait fugué et rejoint la Syrie à partir du 11 mars. Elle aurait embarqué à Marignane dans un vol pour la Turquie. Le 14 mars, elle confirme à son frère qu'elle est dans la région d'Alep. Sahra, qui pratiquait l'islam depuis au moins un an, avait apparemment bien préparé son départ65. Sur le même modèle, une jeune lycéenne de 16 ans, à la double nationalité française et algérienne, habitant à Troyes, est signalée probablement partie en Syrie par ses parents le 8 avril 2014. Radicalisée en quelques mois, elle aurait reçu, comme Sahra, une somme d'argent en liquide d'un intermédiaire pour payer son voyage66. Elle est finalement arrêtée en Allemagne avant d'avoir pu rejoindre la Syrie.








Un recrutement continu dans les premiers mois de 2014


France Info interroge, en février 2014, deux Français partis se battre en Syrie : Abou Chaak, 24 ans, et Abou Dahouk, 26 ans. Ils se disent originaires de la région parisienne, combattent alors dans la région d'Alep et appartiennent à l'EIIL. Dahouk fait partie des premiers Français arrivés en Syrie, dès le début 2013 ; il envisage non pas de revenir en France pour commettre des attentats mais de mourir en « martyr » sur la terre syrienne67. En mars, Seif al-Qalam, un jeune homme de 27 ans lui aussi originaire de la région parisienne, qui a combattu pour l'EIIL avant de rallier le front al-Nosra (il est arrivé sur place en juillet 2013 avec femme et enfants), prétend que ce dernier groupe comprend une brigade entièrement composée de Français (une centaine d'hommes ?) dont il ferait partie. Ce seraient les Français qui auraient imposé cette solution pour des raisons de compréhension linguistique. Ces hommes souhaitent avant tout combattre en Syrie et ne s'en prendraient à la France que si celle-ci menait des opérations contre eux68. Mi-février, Bilel, un licencié en économie et sapeur-pompier volontaire de Grenoble, est tué dans les combats à Homs. Il était parti en Syrie en juillet 2013 avec son frère et plusieurs autres volontaires français pour le djihad ; il s'était manifestement radicalisé après une rupture amoureuse. Sur place, il rejoint le front al-Nosra et prend le nom de guerre de Abou Siddiq Al-Tounsi69. Le 22 mars 2014, un Français, Sylvain Decker, est arrêté par la police marocaine à Rabat. Il faisait partie d'un réseau de recrutement pour le djihad, notamment en Syrie, qui oeuvrait à la fois en Espagne et au Maroc70. Un projet d'attentat terroriste dû à un vétéran du djihad syrien est probablement déjoué dans le sud-est de la France. La DCRI avait découvert, le 17 février 2014, 900 grammes d'explosifs dans un immeuble près de Cannes, point de chute d'un membre de la cellule Cannes-Torcy arrêté quelques jours plus tôt. Le jeune homme, Ibrahim B., était parti pour la Syrie en septembre 2012, avec deux autres personnes, échappant ainsi au coup de filet de la DCRI sur la cellule. Abdelkader T., un des deux compagnons d'Ibrahim, est arrêté en Italie le 16 janvier 2014. Ibrahim B. serait revenu ce même fois en France, après avoir combattu comme les autres au sein du front al-Nosra. Le 11 février, il est arrêté dans l'immeuble où sont découverts plus tard les explosifs71. Fin avril 2014, un jeune homme âgé d'une vingtaine d'années, qui se prétend ancien militaire français dans un régiment d'infanterie parachutiste, est vu dans une vidéo postée sur Youtube72. Le 30 avril, le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve indique que 285 Français se trouvent actuellement en Syrie, et s'inquiète d'une augmentation de 75% de ce total en quelques mois. Une centaine de djihadistes seraient revenus en France et 5 auraient été tués73. Le lendemain, un Algérien de 37 ans, résident régulier en France, est expulsé car soupçonné de recruter dans l'Hexagone pour le djihad en Syrie. Il a été arrêté par la Turquie à bord d'un bus emmenant un groupe de Français vers la Syrie. Il était proche de deux autres hommes habitant en Savoie, comme lui, connus pour avoir participé aux filières d'acheminement de volontaires en Afghanistan et condamnés en février 201174.






Le plan du gouvernement français : une opération de communication ?


Le 23 avril 2014, le gouvernement français dévoile un plan pour lutter contre le départ de jeunes gens en Syrie, notamment pour tenter d'assurer une détection précoce de potentiels candidats au djihad. Ce plan prévoit enfin une cellule de crise pour les parents, accueillis par des professionnels, et envisagerait la réintroduction de l'autorisation de sortie du territoire pour les mineurs (mesure finalement écartée). Le renseignement humain et la cybersécurité seront mises à contribution pour détecter les personnes susceptibles de se radicaliser75. Cependant, Wassim Nasr, journaliste spécialiste des djihadistes, ces mesures interviennent dix ans trop tard. Il ne croit pas à l'efficacité de la plateforme de signalement mise en place pour les parents. Il plaide aussi pour ne plus traiter le phénomène comme un problème criminel ; et en effet, les profils sont très variés, trop pour être réduits à ce postulat, d'autant que comme il le souligne, tous les candidats au départ ne comptent pas forcément revenir en France pour commettre des attentats. Le problème est aussi politique, et lié à la position de l'Etat français sur le conflit syrien76. David Thomson, journaliste à RFI et auteur d'un ouvrage sur les djihadistes français parus en mars 201477, confirme que les profils sont très divers. Si les motivations de départ sont tout aussi variées, le djihad en Syrie est sans précédent dans l'histoire contemporaine, pour la France, en raison de la facilité d'accès à ce champ de bataille et à l'emploi des réseaux sociaux. Il explique comment un premier contingent d'une vingtaine de Français, arrivés à partir de fin 2011 et en 2012, a réalisé un appel d'air via les réseaux sociaux et entraîné cet afflux massif que l'on constate en particulier depuis l'an passé. Il confirme également qu'il existe une brigade de Français au sein du front al-Nosra. Le rapport des djihadistes aux réseaux sociaux et à des biais différents de ceux des djihads précédents fait toute la difficulté de la prévention du phénomène et même de son suivi en cas de retour du djihadistes sur le sol français. La seule ligne jaune à ne pas franchir, selon lui, ce sont les menaces d'attaques sur le territoire national : à ce moment-là, le gouvernement intervient mais préfère autrement surveiller ces réseaux sociaux, ces forums ou ces sites qui sont aussi des sources de renseignement. D'ailleurs le net des djihadistes, qui passent par de nombreux réseaux sociaux, est quasiment impossible à contrôler. Le seul effet positif qu'il voit dans le plan du gouvernement est la création d'une cellule à destination des parents, qui il est vrai, arrive bien tard78. Le plan du gouvernement ferait donc surtout état d'une stratégie de communication, après que celui-ci ait sous-estimé le problème en 2011 et ait préféré peut-être voir les jeunes volontaires partir se battre en Syrie plutôt que de commettre des attentats sur le sol français79. D'après RTL, la plateforme de signalement du gouvernement a enregistré 24 candidats au départ en Syrie, en dix jours, dans 16 départements : 8 femmes et 16 hommes, âgés de 14 à 34 ans. 5 de ces 16 personnes sont effectivement parties80.


Pour David Thomson, les djihadistes français partent pour assumer un djihad défensif, contre le régime de Bachar el-Assad, mais aussi parce qu'ils croient à la prophétie musulmane de la fin du monde, l'apocalypse, qui doit se dérouler en Syrie (pays de Cham). Il n'y a pas de portrait type du djihadiste français puisque si certains sont issus des quartiers défavorisés des grandes villes, d'autres viennent de la campagne et n'ont jamais rencontré un musulman. Beaucoup sont délinquants, mais pas tous, certains étant parfaitement insérés dans le tissu social. Le seul dénominateur commun est le rôle d'Internet et des réseaux sociaux. Ceux-ci ont permis de banaliser le message du djihad et de l'étendre à un public plus large, plus jeune, pas forcément musulman. La plupart des djihadistes le deviennent en autodidacte, via le net81. Les premiers Français partis en 2011-2012 sont passés par le Maghreb, notamment la Tunisie, à un moment où il n'y avait pas encore de « réseau » organisé. Aujourd'hui le trajet est plus direct, via un vol vers la Turquie et une prise en charge à la frontière par les rebelles, sans qu'il y ait de réseaux d'acheminement forcément organisés. Sur place, ils retrouvent des Français, souvent des convertis récents comme eux, et peuvent s'intégrer par exemple à la brigade française au sein du front al-Nosra où l'on trouve plusieurs figures importantes du djihad médiatique sur les réseaux sociaux. Les Français qui partent cherchent avant tout à vivre dans une terre d'islam « authentique » ou à mourir en martyr. Mais certains, déçus, peuvent repartir, comme cela est arrivé pour les deux adolescents toulousains en janvier 2014. Les femmes partent pour les mêmes raisons, elles ne combattent pas même si elles apprennent à se servir d'armes comme l'AK-47 pour se défendre. Ces femmes peuvent épouser un aspirant djihadiste avant de partir, partir en famille si elles sont mariées de longue date avec l'un d'entre eux, ou obtenir une promesse de mariage en Syrie. Contrairement aux nombreuses rumeurs qui ont circulé sur la toile, il n'y a pas de « djihad sexuel », mais un djihad matrimonial. Pour David Thomson, il y a une différence entre les Français qui combattent avec le front al-Nosra, et qui privilégieraient pour l'instant le combat contre le régime syrien et la mort en martyr, et ceux de l'EIIL, qui envisagent pour certains des attentats sur le sol français82. Pour Gilles Keppel, le salafisme présent en France dans certaines cités, comme à Roubaix et d'autres villes, témoigne d'un « djihad du pauvre », avec des personnes faisant souvent la confusion entre monde virtuel et monde réel. Souvent, un environnement familial ou local à tendance salafiste préexiste à l'incarcération en prison. Enfin, la cause du djihad syrien attire à elle un public beaucoup plus large, parfois au-delà du groupe musulman, comme le disait aussi David Thomson83.

Le 13 mai 2014, 6 djihadistes de retour de Syrie sont interpellés dans le quartier de la Meinau, à Strasbourg (un des lieux de recrutement éminents du djihad syrien et une place historique du djihad en France) par la DGSI, avec le soutien du RAID et du GIPN. Ces arrestations visent des jeunes gens d'origine maghrébine ou turque qui avaient prétendu partir en vacances à Dubaï, via l'Allemagne, alors qu'en réalité ils avaient rejoint des camps d'entraînement dans le sud de la Turquie84. Cette opération est probablement un signal donné par les autorités françaises aux djihadistes et, selon un spécialiste du renseignement et du terrorisme85, elle vise à décourager les vocations d'apprentis-djihadistes pas encore radicalisés, et probablement aussi à faire du renseignement sur lesdits djihadistes, pour mettre à jour les informations disponibles, cerner les profils, etc. Ces personnes faisaient partie d'un groupe d'une douzaine parti en Syrie au mois de décembre 2013. Deux frères sont morts sur place86. A la fin mai 2014, la presse française révèle que Souad Merah, la soeur de Mohamed Merah, s'est envolée pour la Turquie avec ses quatre enfants, pour rejoindre son compagnon présent sur place87.

Début juin 2014, François Hollande annonce que plus de 30 Français partis se battre en Syrie ont été tués88. C'est également début juin qu'est annoncée la mort de Chaquir Maaroufi89, alias Abou Shaheeed, un jeune Français de 30 ans membre de l'EIIL. Originaire des Pyrénées-Atlantiques, il avait rejoint la Syrie dans la seconde moitié de 2013, probablement via le Maroc, où il était parti en 2011 après avoir été condamné en France pour des faits de délinquance90. Abou Shaheed était une figure du recrutement pour le djihad syrien sur les réseaux sociaux. Mi-juin, le gouvernement français expulse un nouveau recruteur pour le djihad en Syrie, un Tunisien de 28 ans qui opérait dans la région de Grenoble. Ahmed B., basé dans un quartier sensible de Grenoble, le Village Olympique, salafiste bien connu, envoyait les jeunes gens en Tunisie, où ceux-ci étaient formés avant de partir en Syrie91. A la même période, une adolescente d'Argenteuil, dans le Val-d'Oise, âgée d'à peine 14 ans, est soupçonnée de s'être rendue en Syrie, après un processus de radicalisation récent qui n'a pas éveillé l'attention de ses parents92. Fin juin, la DGSI interpelle deux Nîmois et une femme à Avignon -un autre, peut-être en Syrie, a échappé au coup de filet- impliqués dans une filière d'acheminement des Français dans le pays. Deux des hommes visés sont par ailleurs impliqués dans une affaire criminelle, le meurtre d'un jeune homosexuel dont le corps avait été retrouvé en juillet 2011. Cette filière aurait envoyé une vingtaine de Nîmois en Syrie rien que pour l'année 201393.


Le 28 juin, un jeune Niçois de 17 ans, qui a combattu au sein du front al-Nosra avant de revenir en France, est arrêté et mis en examen pour «homicide volontaire et association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » . Après qu'il soit parti avec son frère de 23 ans, son père, Abderazak Cherif, était parti le chercher à la frontière turco-syrienne après l'avoir convaincu, via Facebook, de renoncer au djihad. Il est arrêté sur l'accusation d'un autre djihadiste revenu en France qui précise qu'il a participé à une exécution, en Syrie94. Le 9 juillet, le ministre de l'Intérieur français, Bernard Cazeneuve, présente un nouveau projet de loi pour renforcer l'arsenal juridique antiterroriste, et fournit de nouveaux chiffres officiels sur la participation des Français au djihad syrien. Le phénomène concernerait désormais 870 personnes, dont deux tiers inconnus des services de police avant leur départ. La moyenne d'âge serait de 26 ans. Mais le total comprend aussi 140 femmes, dont 54 présentes en Syrie et 30 en Turquie. Ces femmes partent parfois avec leurs enfants (7 mineurs, tandis que 8 autres sont partis en Syrie par leurs propres moyens). Deux tiers des volontaires sont des Français, le dernier tiers étant constitué de résidents, des étrangers munis d'une carte de séjour. Sur le total, 20% des hommes sont des convertis récents à l'islam, tout comme un tiers des femmes. Il n'y aurait que 15 vétérans des djihads précédents95.



Pour David Thomson, la moitié des Français qui combattent au sein de l'Etat Islamique (nouveau nom de l'EIIL depuis le 29 juin dernier) sont d'abord chargés de recruter d'autres volontaires via les réseaux sociaux. Cette propagande est efficace et elle a fait ses preuves, permettant d'attirer les premiers contingents français sur place. Contrairement à d'autres djihadistes comme les Britanniques, qui utilisent d'autres plate-formes pour fotidiurnir de véritables « guide du djihadiste », les Français restent surtout cantonnés à Facebook. Ils fournissent des conseils pratiques pour se rendre en Syrie et d'autres précisions sur la vie quotidienne sur le champ de bataille. D'après Thomson, le resserrement de la position des autorités français oblige désormais les djihadistes à un peu plus de discrétion. Les Français ne servent pas seulement de « vitrine » à l'Etat Islamique, comme les autres combattants étrangers, mais participent bien aux opérations militaires (progressivement), aux attentats-suicides (en Irak) et même à la police des territoires conquis96.



On en sait aussi désormais un peu plus sur le jeune Cannais arrêté en février dernier, Ibrahim Boudina, qui aurait préparé un attentat sur le sol français. Boudina, membre de la cellule Cannes-Torcy, avait gagné la Turquie avant l'opération des autorités françaises. Il a combattu dans le front al-Nosra puis est passé à l'EIIL. Sa radicalisation, assez évidente, a pourtant laissé de marbre sa famille, alors que les enquêteurs le considèrent comme l'un des plus déterminés du groupe97. A la fin juin, et en dépit de l'affrontement entre l'Etat Islamique et les autres groupes rebelles, le recrutement pour le djihad syrien en France n'a en rien perdu de sa vigueur. Le numéro vert mis en place pour signaler les cas potentiels de départ a enregistré 192 appels depuis avril, dont 36 personnes qui sont probablement parties en Syrie. 84 de ces appels (44%) concernent des femmes98. Le 19 juillet, le Franco-Marocain Abu Abdallah Guitone, alias Abou Tamima, membre de l'Etat Islamique, exhorte dans une vidéo d'Al-Hayat (le média officiel de l'Etat Islamique) en français les Occidentaux à venir combattre pour l'EI et de prêter allégeance à son calife99. Le 22 juillet 2014, deux hommes et une femme sont arrêtés à Albi, dans le Tarn. Deux d'entre eux auraient séjourné en Syrie entre avril et mai 2014 et l'un d'entre eux serait un possible recruteur pour le djihad. La cellule évoluait entre Albi et Toulouse et était suivie depuis septembre 2013.




Conclusion


Il est difficile de formuler des hypothèses quant à l'avenir du recrutement français pour le djihad syrien, notamment parce que les chiffres sont incertains, peut-être plus encore que pour d'autres contingents, en particulier européens. La situation plus difficile de l'insurrection face au régime, depuis l'accord sur les armes chimiques de septembre 2013, et les affrontements entre rebelles, notamment ceux dirigés contre l'EIIL, ne semblent pas avoir tari le recrutement. Les Français, comme d'autres, se dirigent majoritairement vers les groupes les plus radicaux, liés à al-Qaïda, comme le front al-Nosra et surtout l'EIIL, qui bien que marginalisé dans le dispositif d'al-Qaïda par les affrontements récents, n'en demeure pas moins un acteur important sur le terrain. On peut donc s'inquiéter à la fois de la difficulté à suivre des départs souvent spontanés, délicats à anticiper, et du retour de personnes aguerries sur les champs de bataille syriens et qui souhaiteraient prolonger leur combat en France. Néanmoins, il faut aussi noter qu'une partie des volontaires, comme dans d'autres pays, était impliquée de longue date dans les réseaux djihadistes, et qu'elle était surveillée préalablement, d'où, d'ailleurs, certaines arrestations, à terme. Pour cette catégorie, il est manifeste que les services de renseignement pourraient procéder, si besoin, à des coups de filet de plus grande ampleur. Aller en Syrie ne constitue pas un délit, et il faut accumuler des preuves pour procéder aux interpellations. Ce qui est inquiétant, c'est la forte proportion de personnes parfois seules qui s'autoradicalisent par différents moyens, notamment le web, et qui partent de manière parfois imprévisible en direction de la Syrie -un voyage qui, comme on l'a dit, par son caractère aisé, notamment via la Turquie, est une aubaine pour le djihad. Le défi majeur, c'est que l'évolution de la nature même du terrorisme islamiste fait que le retour d'une dizaine de combattants fanatisés seulement pourrait avoir un impact démesuré, par la création de réseaux, ou même par une action en solitaire, comme celle de Mohamed Merah. C'est tout l'enjeu, pour les services de renseignement, d'arriver à dissoudre au mieux ce phénomène, tâche des plus ardues. Le phénomène des volontaires français est donc plus complexe qu'il n'y paraît, et il faudra bien évidemment continuer d'en analyser les évolutions.





Tableau récapitulatif des estimations officielles fournies par le ministre de l'Intérieur français, Manuel Valls, puis par son successeur Bernard Cazeneuve à propos des Français partis se battre en Syrie (mai 2013-mai 2014).



Nombre de volontaires partis depuis 2011
Encore sur place
Revenus
Tués
En transit
Candidats au départ
Femmes
Mai 2013
120
50
30

40


Septembre 2013

130
50
10
40
100

Octobre 2013

184
80
14



Décembre 2013
+400
184
80
14

100

Janvier 2014
700
250
76
26

150

Avril 2014

285
100
25
120


Juillet 2014
870





140



1Thomas Hegghammer, « Number of foreign fighters from Europe in Syria is historically unprecedented. Who should be worried? », The Monkey Cage, 27 novembre 2013.
2Aaron Y. Zelin, Sami David, « Up to 11,000 foreign fighters in Syria; steep rise among Western Europeans », The International Centre for the Study of Radicalisation, 17 décembre 2013.
3Foreign fighters from Western countries in the ranks of the rebel organizations affiliated with Al-Qaeda and the global jihad in Syria, The Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, 3 février 2014.
17Foreign fighters from Western countries in the ranks of the rebel organizations affiliated with Al-Qaeda and the global jihad in Syria, The Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, 3 février 2014.
18Précision apportée par Babak Khabazan, que je remercie.
25Foreign fighters from Western countries in the ranks of the rebel organizations affiliated with Al-Qaeda and the global jihad in Syria, The Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, 3 février 2014.
28Foreign fighters from Western countries in the ranks of the rebel organizations affiliated with Al-Qaeda and the global jihad in Syria, The Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, 3 février 2014.
34Foreign fighters from Western countries in the ranks of the rebel organizations affiliated with Al-Qaeda and the global jihad in Syria, The Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, 3 février 2014.
58Merci à L.G. de m'avoir fourni ces informations sur ce djihadiste, à partir de son compte Twitter.
77David THOMSON, Les Français jihadistes, Paris, Editions des Arènes, 2014.
85Merci à lui.

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