Le
10 juin 2014, en réaction à la chute de Mossoul devant l'offensive
principalement menée par l'Etat Islamique en Irak et au Levant
(EIIL)1,
le gouvernement irakien de Nouri al-Maliki appelle à la création de
milices populaires pour barrer la route aux djihadistes sunnites.
Selon Philip Smyth cependant, dès avant la chute de Mossoul, deux
milices chiites irakiennes pro-iraniennes, Kataib Hezbollah (KH) et
Asaib Ahl al-Haqq (AAH), qui ont fourni des combattants à des
milices paravent en Syrie2,
ont rapatrié leurs combattants en Irak3.
Ces deux milices ont recruté de nouveaux membres pour les combats en
Irak et elles travaillent étroitement avec l'armée irakienne et les
forces de sécurité intérieures. La mobilisation des milices
chiites en juin 2014 diffère cependant grandement de celle qui avait
eu lieu, par exemple, après l'attaque sur le tombeau chiite de
Samarra en 2006 : il avait alors fallu 6 semaines à Moqtada
al-Sadr pour rassembler ses troupes, alors qu'ici, la mobilisation a
pris une semaine4.
Cette rapidité s'explique par un statut sur le qui-vive des milices,
en raison des élections irakiennes, mais aussi parce que le
gouvernement Maliki a incorporé ces formations dans les unités
régulières depuis le mois d'août 20135.
Le recrutement par le gouvernement de membres tribaux laisse des
centres de recrutement actifs et les milices bénéficient aussi du
retour de vétérans de la Syrie. L'ayatollah Ali al-Sistani a
rapidement appelé à la défense des sanctuaires chiites. Enfin, les
Pasdarans iraniens ont une marge de manoeuvre plus importante, en
raison du retrait américain, et bénéficie d'une grande expérience
désormais pour former des « Task Forces », si
l'on peut dire, composées de leurs propres hommes en tant que
conseillers militaires, de miliciens irakiens et du Hezbollah
libanais (comme dans le conflit syrien).
Dès
la fin avril 2014, KH intensifie son effort de recrutement pour la
« défense de l'Irak ». Une nouvelle formation est
créée : Saraya al-Dafa al-Shabi6
(comités de défense populaire). Il faut rappeler que KH est l'une
des milices pro-iraniennes les plus secrètes, limitée en effectifs
(400 hommes maxium en 20107
selon M. Knight) et étroitement encadrée par la force al-Qods des
Pasdarans. KH, qui combat en Syrie depuis le printemps 2013, aurait
déjà perdu 30 tués dans ce pays. En mai, une vidéo annonce que ce
groupe collabore avec les forces de sécurité intérieures
irakiennes. Par ailleurs, AAH et une autre milice chiite armée par
l'Iran, l'organisation Badr, ont créé de nombreux comités
populaires depuis le mois d'avril8.
Le recrutement s'effectue dans de nombreux centres entre Bagdad et
les villes du sud de l'Irak9.
Dès le mois de janvier, AAH et une autre milice pro-iranienne, la
Force de Réaction Rapide (FRR), avaient rapatrié des combattants
expédiés depuis l'Irak en Syrie ; AAH a même annoncé avoir
participé aux combats dans la province d'Anbar10,
à Falloujah, au mois de janvier 2014. Le processus avait
probablement débuté, en fait, dès le mois de décembre 201311.
Mercredi 18 juin, AAH confirme qu'elle retire ses effectifs de Syrie
pour les redéployer en Irak12.
AAH a déjà engagé l'EIIL au sud de la province de Salahaddin et au
nord de celle de Diyala. L'organisation Badr prend surtout à sa
charge la défense de la province de Diyala, à l'est de Badgad, où
elle a une présence historique et qui a une frontière avec l'Iran :
en outre l'EIIL a réussi à y établir une tête de pont. C'est
d'ailleurs à Diyala que certaines sources, non confirmées par
l'Iran, placent les 500 hommes des Pasdarans qui auraient été
envoyés en Irak13.
Emblème de Asaib ahl al-Haq.-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/f/fb/Asaib-ahl-alhaq_logo.jpg |
Ci-dessous, la milice Asaib ahl al-Haq en opération dans la province d'Anbar, février 2014.
Ci-dessous, vidéo de propagande de Katai'b Hizbollah.
17 juin 2014 : à Nadjaf, cérémonie funéraire pour un milicien de Asaib ahl al-Haq tué au combat.
Liwa
Abou Fadl al-Abbas (LAFA), la milice chiite irakienne la plus
importante et la plus ancienne parmi celles présentes en Syrie, et
la FRR, suivent Ayatollah Qasim al-Tai, un clerc qui s'est détaché
d'al-Sadr et qui reconnaît l'autorité de jurisprudence de Khamenei.
Initialement, on pensait que ces formations avaient été
essentiellement montées pour combattre en Syrie. La FRR, qui a des
liens étroits avec les équipes SWAT des forces de sécurités
intérieures et les forces d'opérations spéciales irakiennes, a été
parmi les premières dépêchées en Syrie au printemps 2013. Depuis
janvier et encore en mars 2014, les deux formations ne se présentent
plus comme protectrices des « lieux saints en Syrie »,
surtout le tombeau de Sayyida Zaynab au sud de Damas, mais comme des
« lieux saints en Syrie et en Irak », dont le
tombeau Hadi al-Askari de Samarra. A la mi-mai, le recrutement des
deux formations s'accélère et à la fin mai la FRR se déploie à
Abou Ghraïb, où il n'y a pas de tombeau chiite à protéger, ce qui
confirme le redéploiement des forces de la Syrie vers l'Irak14.
Logo de la branche irakienne de LAFA.-Source : https://azelin.files.wordpress.com/2014/06/lafa-iraq.jpg?w=200&h=300 |
LAFA,
créée au départ, en 2012, pour combattre spécifiquement en Syrie
à partir du vivier des milices chiites irakiennes pro-iraniennes,
semble ajouter à son dispositif depuis janvier 2014 une milice
proprement irakienne15.
La branche irakienne de LAFA s'intitule Liwa Abu Fadl al-Abbas
Tashkil al-Iraq et elle est dirigée par Sheikh Qasim al-Ta’i. Elle
semble étroitement liée, selon Philip Smyth, à la FRR. On la voit
patrouiller près de Bagdad. Le 12 juin, des informations font état
du rapatriement d'une bonne partie des effectifs de LAFA en Irak,
leur place étant comblée par une mobilisation exceptionnelle d'un
millier d'hommes du Hezbollah au Liban-Sud16.
Le 16 juin, on parle même de 1 500 hommes de LAFA déployés pour
protéger le tombeau Askari de Samarra. Quels que soient les
chiffres, il est certain que le groupe bénéficie du retour de
vétérans des opérations en Syrie. Les symboles de la branche
irakienne sont différents de la branche syrienne : on retrouve
toujours la défense des sanctuaires chiites, avec le dôme doré de
Zaynab, mais aussi Abbas sur fond de carte de l'Irak, et un thème
plus militaire avec l'inclusion de 2 fusils de sniper SVD Dragunov.
Le Sheikh Qasim al-Ta’i, qui dirige la branche irakienne, a déclaré
que l'idée de création du groupe était née en avril 2013 à
Najaf. De manière intéressante, il justifie l'engagement en Syrie
en évoquant l'attentat contre le tombeau Askari en 2006 ; la
défense du sanctuaire sert aujourd'hui de prétexte à la présence
du groupe en Irak. En réalité, LAFA était déjà bien établie à
Damas dès l'automne 2012 (c'est sans doute le groupe le plus ancien,
comme on l'a dit) et a été constituée au départ de césures du
mouvement de Moqtada al-Sadr, avant d'être renforcé par des milices
chiites irakiennes pro-iraniennes. Il y a d'ailleurs eu des tensions
sur le commandement de la branche syrienne qui ont entraîné des
affrontements armés à l'été 201317.
Ci-dessous, vidéo de recrutement pour Liwa Abou Fadl al-Abbas.
Ci-dessous, vidéo de recrutement pour Liwa Abou Fadl al-Abbas.
A partir du 5 juin, un nombre important de nouveaux groupes chiites soutenus par l'Iran annonce leur intention de défendre les lieux saints de Samarra. Le 7 juin, l'organisation Badr menace de représailles tous ceux qui s'en prendraient au tombeau. Parmi les milices qui viennent assurer la défense du site, Faylaq Waad al-Sadiq, Harakat Hezbollah al-Nujaba, Kataib Sayyid al-Shuhada (KSS), Kataib Hezbollah, l'organisation Badr, AAH, and Saraya Talia al-Khurasani, dont la plupart ont envoyé des combattats en Syrie depuis l'an dernier18. Le chef de KSS, Falah Hasan Jassim al-Harishawi, nouveau membre élu du Parlement à Bassorah, a été vu en compagnie de membres de l'armée et des forces de sécurité intérieures à Bassorah19.
Poster d'un combattatant de KSS tué en Irak.-Source : https://pbs.twimg.com/media/BqWME7wCIAAPbWv.jpg:large |
Depuis
le début de l'année, AAH et l'organisation Badr ont annoncé la
mort de plusieurs miliciens en Irak dont plusieurs portaient les
insignes de l'armée irakienne, des équipes SWAT des forces de
sécurité intérieures ou des forces d'opérations spéciales. Dès
le 10 juin, KH, qui a également fait part de la morts de combattants
dès le moi de mai, a déployé des troupes à l'aéroport de Mossoul
pour participer au combat sur place. KSS combat également dans la
province d'Anbar dès le mois de mai. Un des membres de Harakat
Hezbollah al-Nujaba souvent vu en photo ou dans des vidéos sur le
web est un vétéran de la Syrie, où il a combattu au sein de la
brigade Ammar Ibn Yasir, qui opère à Alep20.
Ces milices chiites irakiennes, paravents de l'Iran, qui ont combattu
en Syrie, sont donc étroitement associées aux forces régulières
irakiennes, voire y sont intégrées. Il faut noter aussi que pour la
première fois, les Gardiens de la Révolution iraniens ont envoyé
directement, sans agir par leurs milices paravents sur place, des
combattants en Irak21.
D'après certaines informations, deux bataillons de Pasdarans de la
force al-Qods auraient fait mouvement depuis les frontières ouest de
l'Iran, pour protéger les sanctuaires de Kerbala et Nadjaf,
rejoignant un troisième bataillon déjà présent de longue date
pour encadrer l'armée irakienne22.
C'est un événement important, d'autant plus que la force al-Qods et
d'autres Pasdarans opèrent toujours secrètement en Syrie23. L'importance
tient non pas au fait que des Pasdarans soient présents en Irak (ils
le sont depuis longtemps), mais au fait que cela montre la puissance
des Pasdarans dans le contexte régional, notamment en Irak -on
pouvait déjà le voir via le recrutement de miliciens irakiens pour
la guerre en Syrie parmi les groupes spéciaux iraniens. L'Iran n'a
même pas à inventer un discours de légitimation pour sa présence :
l'EIIL lui en a fourni un sur un plateau. On voit ainsi un membre de
l'organiation Badr au parlement irakien, Qasim al-Araji, s'afficher
en public avec Qasim Suleimani, le chef de la force al-Qods des
Pasdarans.
Une des premières images des Iraniens de la force al-Qods à l'aéroport international de Bagdad, le 14 juin.-Source : http://weaselzippers.us/wp-content/uploads/BqIRmlOCMAIHf9X-550x412.jpg |
2Sur
les miliciens chiites irakiens en Syrie, cf mon précédent billet :
http://historicoblog3.blogspot.com/2014/01/mourir-pour-assad-les-combattants_27.html
5Le
projet de Maliki d'une « division spéciale »
Bagdad constituée à partir de nombreuses milices chiites
pro-iraniennes, notamment AAH et KH, montre à la fois qu'il
incorpore dans les forces régulières des milices responsables de
combats sectaires et qu'il n'a pas confiance dans l'armée et les
forces de sécurité irakiennes, le tout sous prétexte de combattre
l'EIIL : cf
http://iswiraq.blogspot.fr/2013/09/the-baghdad-division-iraqi-shia-militia.html
10Nicholas
A. Heras, « Iraqi Shi’a Militia Asa’ib Ahl al-Haq Expands
Operations to Syria », The Jamestown Founda tion, Terrorism
Monitor, Volume XII Issue 10, 16 mai 2014.
21Un
premier Pasdaran aurait péri, peut-être dans un accident : cf
http://jihadology.net/2014/06/14/hizballah-cavalcade-irgcs-first-martyr-vs-isis-in-iraq/