En
Syrie, le contingent saoudien se distingue par le fait qu'il fournit
un certain nombre de chefs aux groupes armés et de nombreux
candidats aux attaques kamikazes1.
En décembre dernier, on a vu un jeune homme de 17 ans, Mouaz
al-Maataq, arriver en Syrie. Abdul Aziz al-Othman a probablement été
l'un des premiers Saoudiens à atterrir sur le champ de bataille. Il
fait partie de la direction du front al-Nosra et il meurt à
al-Shaddadi, dans la province de Hasaka, avec un autre Saoudien, Omar
al-Mouhaisini, apparemment dans un accident de voiture. On sait qu'il
était proche de Golani, le chef d'al-Nosra. On peut supposer que les
Saoudiens vétérans d'al-Qaïda ou de l'Afghanistan ont établi les
premières cellules en Syrie. Abou Khalid as-Souri, une figure
importante du djihadisme, aurait participé à la formation du
premier bataillon islamique ; on sait que plus tard Zawahiri l'a
choisi comme son arbitre dans le conflit entre al-Nosra et l'EIIL.
Souri a visiblement joué un rôle important, à partir de mai 2011,
dans la formation du mouvement qui deviendra Ahrar al-Sham,
aujourd'hui un des groupes les plus puissants du Front Islamique ;
les Saoudiens ont eux plutôt rejoint, ensuite, le front al-Nosra.
Souri
est tué le 23 février 2014 dans un attentat-suicide, près d'Alep,
attribué à l'EIIL. De son vrai nom Mohammed al-Bahaiya, il était
né en 1963 à Alep. Avant le conflit syrien, il était surtout connu
pour avoir été proche de Abu Musab al-Suri, un autre Aleppin. Les
deux hommes avaient quitté la Syrie après l'écrasement de la
révolte des Frères Musulmans en 1982 par Hafez el-Assad. Ils
avaient contribué à la création de médias et de camps
d'entraînement en Afghanistan dans les années 1990. Ils ont été
proches de Ben Laden et mais s'en sont aussi démarqués à
l'occasion, soutenant le mollah Omar et déclarant en 1999 ne pas
être membres d'al-Qaïda. Par des contacts personnels et des
transferts de fonds, ils sont pourtant liés aux attentats de Madrid
en mars 2004. Abu Musab est pris par les Pakistanais et les
Américains en 2005 et finit dans les geôles syriennes, peut-être
accompagné d'Abou Khalid. En mai 2013 pourtant, c'est ce dernier que
Zawahiri choisit comme son émissaire pour régler la dispute
naissante entre l'EIIL et le front al-Nosra2.
Abou Khalid fait alors partie de la direction du groupe Ahrar
al-Sham, un des plus puissants de l'insurrection syrienne,
aujourd'hui composante du Front Islamique, et qui est composée de
nombreux salafistes emprisonnés avant la révolution dans le centre
de Sednaya, au nord de Damas, notamment pour avoir combattu en Irak.
On trouve même dans l'encadrement d'Ahrar al-Sham des vétérans de
l'insurrection ratée des Frères Musulmans contre le régime syrien
entre 1979 et 1982, et notamment de sa branche combattante,
l'Avant-Garde combattante, comme Abou Khalid. L'implication de
ce dernier dans Ahrar al-Sham montre surtout les liens qui peuvent
naître entre un groupe armé « local » et des
membres du djihad « global » comme Abou Khalid3.
On
sait aussi que Sheikh Abdel Wahed, « le Faucon du Djihad »,
est l'un des premiers vétérans afghans à être arrivé en Syrie
après le déclenchement de l'insurrection. Installé dans les
montagnes de Lattaquié, il a fondé le groupe Suqur al-Izz, qui a
rapidement attiré de grandes figures du djihad afghan, Abdel malak
al-Ihsa’i (Abou Leen), Zaid al-Bawardi (Abou Ammar al-Makki) et
Abou Mohammed al-Halabi, des hommes de la première génération qui
ont passé 25 ans à se battre -de l'Afghanistan à l'Irak en passant
par la Bosnie et la Tchétchénie- et qui ont tous péri en Syrie.
Suqur al-Izz avait aussi pour tâche d'accueillir les migrants venant
de la frontière turque avant qu'ils ne soient répartis dans les
bataillons. Suqur al-Izz, en panne de financements venant notamment
du Golfe, a préféré rallié le front al-Nosra le 13 janvier 2014,
une dizaine de jours après le déclenchement des combats contre
l'EIIL. Le groupe, qui opère dans la province de Lattaquié, a
participé à l'offensive contre Kessab à partir du 21 mars 2014 ;
il apparaît désormais de plus en plus comme un paravent du front
al-Nosra et d'al-Qaïda, de la même façon que le groupe Harakat
al-Sham dans la même région, qui est lui constitué de Marocains4.
Najmeddine Azad, qui avait combattu en Afghanistan avec Ben Laden,
est lui aussi venu en Syrie malgré sa jambe en moins, tout comme
Fayez al-Mitab, qui accueillait Ben Laden dans sa maison en Arabie
Saoudite. Les convois de djihadistes saoudiens se sont faits encore
plus importants avec la création d'al-Nosra et le recours aux
attaques suicides. Abdoul Hakim al-Muwahad, pourtant interdit de
voyage par les autorités saoudiennes, a pourtant lui aussi gagné la
Syrie où il est devenu le coordinateur pour attirer les Saoudiens
vers le djihad et leur faire passer la frontière en évitant les
services de sécurité.
Le drapeau du groupe Suqur al-Izz.-Source : http://azelin.files.wordpress.com/2013/12/untitled44.png?w=300&h=166 |
Ayad al-Shahrani, un martyr saoudien de Suqur al-Izz.-Source : http://azelin.files.wordpress.com/2013/12/untitled55.png?w=300&h=168 |
Ce
n'est pas le premier djihadiste interdit de déplacement par les
autorités saoudiennes qui gagne la Syrie : Abdullah bin Qaed
al-Otaibi, Badr bin Ajab al-Mqati, Abdulla al-Sudairi, Uqab Mamdouh
Marzouki, l'ont également fait, comme des douzaines d'autres, le
tout par l'aéroport de Riyadh, comme ils l'indiquent sur Twitter.
Sibaie a été tué en août 2013 à Jobar, près de Damas, mais son
frère Suleiman a rejoint le djihad, alors qu'il avait prêté son
passeport et ses papiers à son frère, preuve qu'il a pu en obtenir
de nouveaux. Le plus étonnant est que les Saoudiens qui jusqu'ici
manifestaient contre le régime en Arabie Saoudite ou participaient
aux sit-in pour la libération des prisonniers politiques
rejoignent désormais le djihad en Syrie. Souvent, d'ailleurs, c'est
après avoir été arrêté et détenu puis relâché qu'au bout de
deux ou trois semaines ces opposants gagnent cette nouvelle terre de
djihad. Sans expérience du combat, beaucoup sont tués rapidement,
comme Mohammed al-Taleq, mort seulement cinq jours après son
arrivée. On sait également que certains djihadistes sont revenus
temporairement en Arabie Saoudite pour de courtes « vacances »,
avant de repartir en Syrie. Depuis l'automne 2013, le recrutement
n'est visiblement plus limité aux classes défavorisées mais
concerne aussi les classes moyennes et même la strate juste
en-dessous des princes saoudiens. De nombreux prêcheurs sont arrivés
en Syrie, et même des officiers de l'armée ou leurs parents. Nayef
al-Shammari, un commandant des garde-frontières saoudiens, a été
tué à Deir Attiyeh en décembre 2013. Motlaq al-Motlaq, tué à
Alep, était le fils du général Abdullah Motlaq al-Sudairi, le
directeur du centre des officiers. Il soutenait le djihad depuis 2012
en rassemblant des fonds. Son oncle, le frère du général, fait
partie de la direction des groupes djihadistes en Syrie.
Nayef al-Shammari.-Source : http://humanrightsactivists.files.wordpress.com/2013/07/1075713_424566027658763_1741033142_n.jpg |
Pour
le centre Meir Amit, dans son étude sur les combattants étrangers
de l'insurrection venus du monde arabe, début 2014, les Saoudiens
seraient l'un des groupes les plus importants, avec près d'un
millier d'hommes présents en Syrie, un chiffre d'ailleurs confirmé
par les autorités en février dernier5.
La plupart servent au sein du front al-Nosra ou de l'EIIL. En juin
2013, les corps de 70 Saoudiens, dont trois femmes, tués en Syrie,
ont été rapatriés en Arabie Saoudite. Un site non-officiel a
jusqu'ici recensé 223 Saoudiens tués sur cette terre de djihad, ce
qui donne une idée de l'engagement de cette population dans le
conflit syrien, côté insurrection. La plupart viennent en Syrie
depuis la Turquie, après avoir embarqué par avion à l'aéroport de
Riyad. Seuls quelques-uns font le trajet terrestre jusqu'à la
frontière de la Jordanie. Les combattants saoudiens viennent de
l'ensemble du royaume, mais la région centrale d'Al-Qassim et sa
capitale, Buraidah, se distinguent particulièrement. Les
manifestations contre le pouvoir ont été fréquentes dans cette
région. Une autre région qui fournit des volontaires est celle
d'Al-Jawf, près de la frontière jordanienne. Le nombre de vétérans
de l'Afghanistan et de l'Irak est incomparablement plus faible que la
masse des volontaires sans expérience militaire. D'ailleurs, de
nombreux Saoudiens sont utilisés par le front al-Nosra ou l'EIIL
pour des attaques kamikazes. Suleiman Saud Subai'i, un combattant
saoudien de 25 ans qui a fait partie de l'EIIL, a été arrêté à
son retour en Arabie Saoudite. Il témoigne ensuite à la télévision
le 5 mars 2014 : d'après lui, la plupart des cadres de l'EIIL
sont irakiens ou saoudiens. Il aurait refusé plusieurs fois
d'enregistrer une vidéo pour appeler les Saoudiens à rejoindre le
djihad syrien. En outre, il précise que les Saoudiens combattent en
première ligne, sur le front. On compte au moins 11 Saoudiens ayant
mené des attaques kamikazes rien qu'en 2013.
L'Arabie
Saoudite a soutenu des formations du label « Armée Syrienne
Libre » ou des groupes islamistes parmi l'insurrection
syrienne. Derrière le régime Assad, c'est surtout l'Iran, le grand
rival régional, qui est visé par l'Arabie Saoudite. Cependant, les
combattants saoudiens vétérans du djihad syrien pourraient fort
bien constituer une menace pour le royaume, comme l'avaient été
ceux de retour d'Afghanistan dans la décennie 1990. Début mai 2014,
les services de sécurité auraient ainsi démantelé un réseau qui
préparait des attentats, en lien avec l'EIIL en Syrie et des
djihadistes au Yémen. Les autorités saoudiennes prennent conscience
du problème dès le printemps 2013 mais accélèrent les mesures à
la fin 2013 et dans les premiers mois de 2014. En décembre 2013, une
nouvelle loi anti-terroriste est adoptée, puis, le 3 février 2014,
un décret royal interdit aux Saoudiens de combattre dans des guerres
extérieures, et appelle ceux qui sont déjà partis à rentrer dans
leur pays.
Pour
Aaron Zelin, auteur d'un récent article sur le contingent saoudien,
le djihad en Syrie se différencie nettement, par exemple, de celui
en Afghanistan contre les Soviétiques, car il comprend quasi
exclusivement des combattants6.
Les Saoudiens formaient le gros du contingent étranger en
Afghanistan, puis en Tchétchénie, dans une moindre mesure en
Bosnie. En Irak, de juin 2003 à juin 2005, une étude souligne
encore que les Saoudiens constituent 55% des combattants étrangers
suivis par... les Syriens. La capture de documents dans une cache
d'al-Qaïda en Irak montre encore que les Saoudiens forment plus de
40% des étrangers entre août 2006 et août 2007. Aaron Zelin porte
au moins à 300 le nombre de tués saoudiens en Syrie depuis le début
du conflit à la fin février 2014, soit un des plus hauts chiffres
pour les combattants étrangers. Il y aurait donc au moins 600
Saoudiens en Syrie et en Irak, puisque l'EIIL chevauche les deux
Etats. Cette présence très forte des Saoudiens n'est avérée que
depuis 2013. Au départ, ce sont surtout les combattants des pays
proches, vétérans des combats en Irak contre les Américains, qui
gagnent la Syrie (Libanais, Jordaniens, Irakiens). En 2012, on
constate surtout l'importance des Libyens et des Tunisiens, deux pays
qui ont terminé leur révolution et chassé les régimes en place.
Pour Aaron Zelin, l'afflux de Saoudiens à partir du printemps 2013
correspond à l'intervention massive du Hezbollah pour soutenir le
régime syrien, qui en retour provoque des appels au djihad en Arabie
Saoudite, comme ceux du clerc Yusuf al-Qaradawi.
Sur
les 300 tués saoudiens, on peut dresser un portrait un peu plus
précis du contingent à partir de 203 cas plus détaillés. Le
recrutement touche l'ensemble du pays puisqu'une seule région sur 13
n'est pas représentée. Plusieurs Saoudiens sont célèbres parmi le
contingent. Abd Allah bin Muhammad bin Sulayman al-Muhaysini, un
clerc sunnite, a suivi l'enseignement d'un religieux arrêté par les
autorités saoudiennes en 2004 pour avoir soutenu al-Qaïda. Il a
fourni des armes, des fonds à l'insurrection et une assistance aux
réfugiés syriens. Il est allé en Syrie en 2013 et a été vu en
compagnie de membres du front al-Nosra et d'Omar al-Shishani, qui
dirige un groupe piloté par les Tchétchènes et qui a rallié
ensuite l'EIIL. Depuis janvier 2014 et le combat entre al-Nosra et
l'EIIL, il a pris ses distances avec ce dernier groupe. En mars, il
établit le camp d'entraînement baptisé al-Farouq, un clin d'oeil
au camp du même nom dans l'Afghanistan des talibans avant le 11
septembre. Abd al-Muhsin `Abd Allah Ibrahim al-Sharikh, qui est mort
en Syrie le 21 mars 2014, un vétéran du djihad depuis
l'Afghanistan, cousin au troisième degré de Ben Laden, avec deux de
ses frères qui sont passés par Guantanmo, était membre du « Comité
pour la Victoire ». Avant de gagner la Syrie, il était
dans la zone frontalière afghani-pakistanaise. Depuis janvier 2014,
il n'a pas pris position dans le conflit al-Nosra/EIIL mais l'on sait
par ailleurs qu'il soutient al-Nosra et le groupe Ahrar al-Sham du
Front Islamique.
1
Abdullah Suleiman Ali, « Saudi jihadists flow into Syria »,
Al-Monitor, 8 décembre 2013.
5The
Phenomenon of Foreign Fighters from the Arab World in the Syrian
Civil War, Most of Them Fighting in the Ranks of Organizations
Affiliated with Al-Qaeda and the Global Jihad, The Meir Amit
Intelligence and Terrorism Information Center, mai 2014.
6Aaron
Y. Zelin, « The Saudi Foreign Fighter Presence in Syria »,
CTC Sentinel, avril 2014 Vol 7. Issue 4, p.10-14.