Afin de faciliter la lecture et pour éviter de mettre un jour un billet devenu même plus qu'un article de fond, avec plus de 45 pages de fichier texte (!), je mets en ligne une nouvelle série, par nationalité, sur les volontaires étrangers en Syrie, côté insurrection. Les billets seront aussi plus faciles à mettre à jour et par ailleurs plus susceptibles, également, d'être traduits en anglais, comme celui-ci. Je commence donc avec les Jordaniens qui sont sans doute parmi, si ce n'est les plus nombreux aux côtés de l'insurrection syrienne.
Depuis
le début de l'insurrection, les militants jordaniens ont gagné la
Syrie1.
Au départ, ils comptaient renverser Bachar el-assad pour installer
un Etat islamique sunnite, dans une dimension guerrière proprement
religieuse. Cette approche s'est intensifiée avec le caractère de
plus en plus sectaire du conflit. Parmi les Jordaniens, salafistes ou
djihadistes, qui sont partis pour la Syrie, il y a certains vétérans
d'Afghanistan ou d'Irak, et certaines sources parlent de plusieurs
milliers d'hommes en tout. On sait que Zarqawi, un Jordanien, avait
dirigé la branche d'al-Qaïda en Irak jusqu'à sa mort en juin 2006.
Son mentor spirituel, Abu Muhammad al-Maqdisi, un Jordanien d'origine
palestinienne, est le chef de file du djihadisme en Jordanie. Les
djihadistes semblent gagner du terrain autour des villes de Maan et
de Zarqa, cette dernière étant d'ailleurs la ville natale de
Zarqawi. En octobre 2012, les autorités démantèlent une cellule
qui s'apprêtaient à commettre des attentats anti-occidentaux à
Amman grâce à des explosifs et à des armes venus de Syrie. Il faut
dire qu'au départ, elles ont eu tendance à fermer les yeux sur le
transit de combattants jordaniens en direction de ce pays. Mohammed
el-Shalabi, un des leaders djihadistes jordaniens, affirme que de 700
à 800 combattants sont partis en Syrie, un chiffre qu'il est
difficile de vérifier. D'autres rapports parlent de 500 hommes.
On
sait par contre que Mahmoud Abdoul Al, le gendre de Abu Muhammad
al-Talawi, un des cheiks djihadistes influents de Jordanie, s'est
fait sauter à Deraa en octobre 2012. Al-Tahawi lui-même encourage
les Jordaniens à se joindre au djihad sous la bannière d'al-Nosra.
D'autres clercs sunnites jordaniens ont fait de même depuis, à
l'instar du chef d'al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri. Au début des
hostilités, les Jordaniens franchissent la frontière dans les
provinces de Deraa et de Rif Dishmashq. Ils sont aussi présents à
l'ouest et à l'est de la Syrie, à Alep, Homs et Deir es-Zor. Le
gouvernement jordanien laisse d'abord faire, sans doute dans
l'intention de se débarrasser à peu de frais de ses djihadistes.
Mais quand le conflit s'éternise, les autorités verrouillent la
frontière et mettent le hola sur le trafic d'armes qui revient vers
la Jordanie. En conséquence, les Jordaniens font désormais un
détour via la Turquie et pénètrent en Syrie par le nord. La
plupart des volontaires s'intègrent dans le front al-Nosra, et les
combattants expérimentés semblent même diriger certaines brigades
de l'organisation. Deux Jordaniens d'ascendance palestinienne,
originaires de Zarqa, ont aidé à l'établissement du conseil de la
Choura d'al-Nosra, aux côtés d'Abu Muhammad al-Juhani, le
chef de l'organisation. Ces deux militants, Iyad Toubasi et Mustafa
Abdul Latif, ont fait partie du commandement d'al-Qaïda en Irak. Ils
sont présents en Syrie depuis le début du conflit. Le premier est
par ailleurs marié à la soeur de Zarqawi. Abou Gelebeb, c'est son
nom de guerre, est l'émir d'al-Nosra pour les provinces de Deraa et
Damas. Blessé en décembre 2012, il est soigné en Turquie avant de
rejoindre le combat. C'est Latif qui prend la suite du front sud
d'al-Nosra. Proche de Zarqawi, il avait notamment organisé l'arrivée
des Syriens venus se battre en Irak contre les Américains.
Abu Muhammad al-Maqdisi-Source : http://www.documents.sy/uploaded_files/images/51333f84bc02c.jpg |
En
décembre 2013, les Jordaniens forment le plus gros contingent de
volontaires étrangers venus se battre en Syrie aux côtés des
rebelles, avec plus de 2 000 hommes2.
Selon Abou Sayaf, le chef des djihadistes jordaniens, il y a
actuellement 1 200 Jordaniens encore en Syrie ; 200 auraient été
tués depuis le début de leur participation. En plus des militants
historiques, une génération plus jeune contriburait désormais en
majorité au départ, originaire des villes de Zarqa, Salt, Maan et
Irbid. Les Jordaniens seraient majoritairement dans des brigades
radicales, en particulier celles du front al-Nosra. Ils seraient
assez opposés aux vues de l'EIIL en ce qui concerne le traitement
des minorités et ses pratiques de guerre, de manière générale3.
On
estime qu'il y a en Jordanie 5 000 salafistes djihadistes, pour 15
000 salafistes environ au total. Plutôt discrets jusqu'en 2011, la
guerre en Syrie leur a donné l'occasion de s'exprimer : face à
un « ennemi proche », ils défendent la création
d'une « forteresse » en Syrie (Diyar
al-Tamkeen) pour étendre leurs activités en capitalisant sur
l'expérience acquise sur place. Le groupe des salafistes djihadistes
est assez lâche, avec plusieurs chefs influents, comme Abu Muhammad
al-Maqdisi et Abu Muhammad al-Tahawi. Les Jordaniens restent parmi
les plus gros contributeurs en volontaires étrangers avec
probablement entre 700 et 1 000 hommes actuellement sur le terrain,
en février 2014. Pour les salafistes djihadistes jordaniens, la
guerre en Syrie recentre l'affrontement non pas contre l'Occident
mais contre les dirigeants de l'étranger proche jugés impie, un
combat qui peut finalement s'importer en Jordanie. Les autorités ne
s'y trompent et ont arrêté de 150 à 170 personnes jusqu'en janvier
2014, dont, en décembre dernier, Raed Hijazi, un personnage qui
aurait des liens avec al-Qaïda. En outre, le conflit est devenu de
plus en plus sectaire, opposant sunnites et chiites, et les
combattants jordaniens pourraient être amenés à intervenir sur
d'autres champs de bataille d'un tel djihad. Une victoire en Syrie
pourrait radicaliser davantage encore les salafistes-djihadistes
jordaniens contre le pouvoir hachémite4.
Abu Muhammad al-Tahawi-Source : http://www.memri.org/image/13714.jpg |
Début
avril 2014, les autorités jordaniennes arrêtent 9 membres de la
tendance salafiste djihadiste, dont un ancien détenu de Guantanamo,
Osama Abu Kabir. Kabir a été capturé en Afghanistan en novembre
2001 et a été transféré à Guantanamo en juin 2002. Transféré
en Jordanie en novembre 2007 puis relâché, il a repris ses
activités terroristes. Arrêté de nouveau en 2009 après le
démantèlement d'une cellule qui préparait des attentats contre
Israël, condamné à 15 ans de prison, il était pourtant libre
depuis lors. Une des autres personnes appréhendées aurait des liens
avec le front al-Nosra, en Syrie. Kabir est un vétéran de
l'Afghanistan, où il s'est rendu pour combattre les Américains aux
côtés de Muhammad Aslam Bin Khan, un membre important d'al-Qaïda
relié à la préparation d'attentats terroristes internationaux. Ce
dernier est un expert en explosifs et à des liens avec la Jemaah
Islamiyah, organisation rattachée à al-Qaïda en Asie du
sud-est5.
Osama Abu Kabir-Source : http://www.newsmaxworld.com/GlobalTalk/Jordan-terrorism-Guantanamo/2014/04/08/id/564454/ |
Récemment,
le New York Times a raconté l'histoire d'Abou Abdoullah, un
habitant de Zarqa parti combattre en Syrie aux côtés des insurgés
et probablement du front al-Nosra, pendant trois mois. Sa femme le
presse de rentrer, ce qu'il fait à contrecoeur. Les estimations
varient de 800 à 1 200 volontaires partis se battre en Syrie depuis
2011, selon les autorités jordaniennes, un nombre probablement
sous-estimé, puisque l'étude de l'ICSR en décembre 2013 plaçait
la barre maximum à près de 2 100 Jordaniens. Une centaine au moins
aurait déjà péri sur le champ de bataille6.
Les volontaires ne partent pas seulement en raison d'un déclassement
économique ou d'une politique jugée inepte dans le royaume :
certains, manifestement, le font par conviction authentique, pour
l'instauration d'un Etat islamique, à travers l'engagement dans le
front al-Nosra ou l'EIIL. Abou Abdoullah, par exemple, est parti
après avoir vu des images terribles à la télévision et par
crainte de l'extension de l'influence iranienne dans la région. Un
trafiquant lui fait passer la frontière, de nuit, avec 16 autres
Jordaniens : ils ont les pouches bourrés de médicaments, et
n'emportent que leurs vêtements ou presque. Agé de plus de 30 ans,
il ne se révèle pas très doué à l'entraînement militaire et se
retrouve affecté à la logistique, achetant de la nourriture pour
les combattants et les familles réfugiées. Mohammed Abu Rahaim, un
autre habitant de Zarqa, enseignant sur la culture islamique, a deux
fils qui sont partis combattre au sein du front al-Nosra, dont l'un a
été tué. Leur mère fait partie d'une famille de réfugiés
syriens qui a fui la répression du régime contre les Frères
Musulmans, au début des années 19807.
1Suha
Philip Ma’ayeh, « Jordanian Jihadists Active in Syria »,
CTC Sentinel, Volume 6 Issue 10, octobre 2013, p.10-13.
2Aaron
Y. Zelin, Sami David, « Up to 11,000 foreign fighters in
Syria; steep rise among Western Europeans », The
International Centre for the Study of Radicalisation, 17
décembre 2013.
3Mona
Alami, « The Jordanian Connection », NOW., 19
décembre 2013.
4Mona
Alami, « The New Generation of Jordanian Jihadi Fighters »,
Sada/Carnegie Endowment for International Peace, 18 février
2014.