La collection Guerres et Guerriers d'Economica propose des ouvrages évoquant, au sens large, l'homme dans la guerre ou les situations d'insécurité, selon le général de Bonnemaison. Les biographies de chefs militaires y ont donc leur place. Ici, c'est Cédric Mas, auteur d'une synthèse efficace sur El-Alamein, qui réalise ce court opuscule sur Rommel, aidé de Daniel Feldmann.
L'introduction donne le ton, et on s'y attendait vu le format (court) : le propos sera essentiellement centré sur le militaire, avec les principaux éléments personnels et politiques. C'est dit. Comme le précise l'auteur, le texte est essentiellement bâti à partir de documents d'archives en plusieurs langues, l'ouvrage ne se veut pas définitif, il veut apporter quelques éléments nouveaux et se poser comme un jalon.
Rommel, poussé dans l'institution militaire par son père, gardera une hostilité certaine à l'égard des chefs prussiens -il est originaire du Wurtemberg, qui a encore ses particularités. Au sein de la 5ème armée allemande du Kronprinz, il connaît son baptême du feu le 22 août 1914. Rommel y manifeste déjà les traits de son futur style de commandement : témérité face à l'ennemi, tendance à exagérer la portée de ses actes, mais aussi faiblesse physique parfois, le stress le faisant s'évanouir. Blessé ensuite dans l'Argonne, il mène de nombreux coups de main et reconnaissances offensives, est promu lieutenant en septembre 1915 et passe dans un bataillon de montagne. Au sein de cette unité d'élite qui préfigure les troupes d'assaut, Rommel participe à la campagne foudroyante qui met hors-jeu la Roumanie, entrée en guerre en août 1916. La bataille du mont Cosna sera moins heureuse. Si la carrière de Rommel est atypique -en ce sens qu'il participe aussi à des combats à l'est, plus fluides et mobiles effectivement-, il ne faudrait peut-être pas pousser le constat trop loin, car de nombreux futurs généraux allemands de la Seconde Guerre mondiale ont connu, eux aussi, une guerre différente de tranchées à l'est.
Ennivré par le désir de gloire et la geste héroïque de l'officier, Rommel est de l'offensive sur le front italien en octobre 1917, qui va mener au désastre italien de Caporetto. On promet deux Croix Pour le Mérite pour motiver les divisions allemandes qui participent à l'assaut initial. Les Allemands continuent d'y mettre en oeuvre les tactiques des Stosstruppen. Si Rommel se voit floué de la décoration prestigieuse pour la prise du mont Matajur, il obtient finalement la deuxième après la bataille de Longarone, en décembre 1917.
Rommel est ensuite muté à l'état-major, loin du major Sproesser, qui a pourtant influencé son style de commandement et envers lequel il sera peu reconnaissant. Il est promu capitaine peu de temps avant l'armistice. Maintenu dans la Reichswehr, il se morfond quelque peu jusqu'au moment où il est nommé instructeur à l'école d'infanterie de Dresde, en octobre 1929. Si Rommel s'intègre effectivement dans le cadre des réflexions doctrinales de la Reichswehr, bâtie par von Seeckt, le passage concerné est sans doute un peu trop rapide. On aurait aimé, justement, une comparaison plus fouillée entre ce que pense et écrit Rommel et les évolutions de la doctrine de la Reichswehr -qui connaît plusieurs phases entre 1919 et 1935. C'est sans doute un des points faibles du livre. Rommel rencontre Hitler pour la première fois le 30 septembre 1934. L'arrivée au pouvoir du Führer va lui permettre de faire propulser sa carrière, puisqu'il est toujours gonflé d'ambition et de soif de prestige. Promu lieutenant-colonel en mars 1935, il enseigne à l'école de guerre de Potsdam, publie Infanterie Greift An en 1937, un vrai succès de librairie, avant d'être affecté à l'organisation des Jeunesses Hitlériennes, tâche qui ne le satisfait pas. Hitler le nomme donc à la tête de son unité de protection, le Führer-Begleit Bataillon, en juin 1938, et Rommel accompagne le Führer dans les diverses annexions territoriales jusqu'au début de la guerre. Il est donc proche d'Hitler. Le calcul de départ s'est transformé en dévotion sincère au Führer.
Rommel obtient ainsi le commandement de la 7. Panzerdivision en février 1940. La promotion fait jaser, on parle de favoritisme. Le général impose un style de commandement cassant, et pour faire taire les critiques, il doit réussir dans la prochaine campagne. C'est chose faite dès le 13 mai avec le franchissement de la Meuse. Jouant des caractéristiques de l'art de la guerre allemand et de la grande marge de manoeuvre laissée aux subalternes -surtout s'ils sont victorieux-, Rommel pousse sa division à plus de 40 km derrière les lignes ennemies, s'exposant à des contre-attaques. Mais les Français sont complètement déboussolés, le pari risqué a réussi. Il est le premier général de division à recevoir la Croix de Chevalier de la Croix de Fer. Il n'empêche que les Britanniques contre-attaquent violemment à Arras, le 21 mai : les pertes sont lourdes même si Rommel rétablit la situation. Puis il perce sur la Somme à partir du 5 juin 1940 ; la 7. Panzerdivision est manifestement impliquée dans des massacres de soldats noirs des troupes coloniales. Lors de l'encerclement de Saint-Valéry-en-Caux, des civils sont également abattus par les hommes de Rommel. Celui-ci, devenu un héros de la propagande de Goebbels, a imposé son style parce qu'il a été victorieux ; pour le moment, il reste surtout un commandant de division, faisant souvent cavalier seul, ce qui n'est pas sans poser des problèmes sur le plan opératif.
Nommé à la tête du DAK en février 1941, Rommel correspond parfaitement à l'intention initiale d'Hitler qui consiste à faire "le plus de bruit possible". Mais en chassant les Britanniques de Cyrénaïque, Rommel déploie encore un style de commandement qui ne convient plus : il dirige de l'avant, comme lorsqu'il commandait un bataillon. Il échoue ainsi devant Tobrouk, bien défendu ; il devient amer, se brouille avec ses officiers et les Italiens, doit subir l'inspection de Paulus, même s'il repousse les deux offensives britanniques Brevity et Battleaxe. Il va bientôt devoir affronter Crusader, en novembre 1941. Entretemps les Allemands attaquent l'URSS, ce qui semble réduire le front méditerranéen au derrière de la scène. Rommel n'en a cure, bien qu'envieux : il gère le désordre provoquée par Crusader, mais ce sont ses officiers qui rétablissent une situation dangereusement compromise, et imposent pour la première fois la retraite, en décembre. Rommel renoue cependant avec le succès dès janvier 1942. Jusqu'ici, il a surtout eu un effet psychologique, car le début de la campagne met en lumière des défauts dans le commandement d'une armée, dans la guerre de coalition et dans la prise en compte de la logistique. Et à ce moment-là, il ne tente pas de corriger ces défauts.
Pour Cédric Mas, Rommel n'est pas le responsable de l'abandon de l'invasion de Malte, prise par Hitler et l'état-major allemand ainsi que certains chefs italiens. Pourtant, il me semble qu'on ne peut nier qu'il était favorable -ce qui à nouveau souligne certaines limites- et que le résultat l'a bien arrangé. Evacué une première fois pour raisons médicales en mars 1942, Rommel lance l'attaque sur Gazala en mai. Il sait changer ses plans au cours de l'offensive et commence à déléguer davantage les opérations tactiques. La chute de Tobrouk, le 22 juin, a un immense retentissement et vaut à Rommel son bâton de maréchal. L'effet Rommel joue à plein pendant une semaine, durant la poursuite en Egypte. Mais le 30 juin, le DAK bute sur une défense qui se reprend à El Alamein. La première bataille est un échec : Rommel est stoppé, redevient maussade et pessimiste. Fin août-début septembre, alors qu'il est malade et a demandé un congé, Rommel échoue encore, à Alam Halfa, devant Montgomery. En réalité, l'échec tient beaucoup, pour l'auteur, à l'effondrement physique et psychologique de Rommel, surpris aussi par la puissance aérienne alliée devenue de plus en plus nette.
Montgomery, qui attaque le 23 octobre, prend le contre-pied des tactiques anglaises habituelles ; en outre, il joue habilement en choisissant une bataille d'usure, alors que la situation logistique de l'Axe est précaire. Revenu en hâte d'Allemagne, Rommel est pessismiste et donne l'ordre de repli le 2 novembre. Hitler ordonne de tenir, mais selon Cédric Mas, davantage pour remonter le moral de Rommel qui, à la lecture du message, s'effondre, se croyant désavoué. La retraite est finalement inévitable, Rommel replie ses troupes jusqu'à Brega. Lorsqu'il s'envole pour rencontrer Hitler, afin de demander l'évacuation du DAK, il croit pouvoir l'obtenir. Las : il est pour la première fois éconduit par le Führer, il n'a plus la liberté d'action d'antan. Il parvient toutefois à replier ses troupes sur la Tunisie en janvier 1943. Les contre-attaques contre les Américains et les Français montrent cependant que la qualité des troupes se dégrade, expliquant en partie l'échec final. Après un dernier échec contre Montgomery en mars 1943; Rommel quitte définitivement l'Afrique. La campagne de 1942 représente le sommum de sa carrière. Pour autant, il n'est pas devenu un stratège, car la Wehrmacht, de toute façon, ne fait plus de stratégie, et ce volontairement -et l'on sent ici l'absence de considérations plus développées dans le chapitre de l'entre-deux-guerres, pour étayer le propos. Il est vrai en revanche que sa personnalité subit des a-coups.
Dès le mois de mai, le héros de la propagande est rappelé par Hitler pour assurer la défense du sud de l'Europe contre un débarquement à venir des Alliés et pour prévenir une possible défection italienne. Hitler se sert aussi de l'image de Rommel pour essayer de leurrer les alliés. Quand les Allemands répliquent à la capitulation italienne, le 9 septembre, Rommel assume sans broncher les massacres, crimes, pillages commis par les troupes sous ses ordres, ainsi que les premières rafles de Juifs italiens et la lutte antipartisans. Hitler préfère le choix de Kesselring, qui veut défendre le sud de la péninsule, à celui de Rommel qui plaide pour un retrait au nord.
Il est nommé inspecteur général des fortifications du mur de l'Atlantique en novembre 1943. C'est aussi un rôle de propagande, mais Rommel s'attache à son poste avec brio, renforce tant qu'il peut les défenses côtières, et contribue donc à l'image souhaitée par Goebbels. La querelle entre défense immédiate des plages ou réserves à l'intérieur est finalement stérile car Hitler ne tranche pas véritablement entre les deux options, alors même que les Alliés, par leur supériorité, rendent de toute façon le débat caduque. Cédric Mas croit voir une évolution dans le style de commandement de Rommel à cette époque : c'est peut-être minorer aussi les problèmes de complexité de la chaîne de commandement, qu'il évoque rapidement, qui brident considérablement Rommel. Celui-ci n'a probablement pas participé au complot du 20 juillet, même si les conjurés ont tenté de l'embrigader : en réalité, il reste profondément loyal au Führer, même s'il est pessimiste quant à l'issue de la guerre, ce qui n'est pas incompatible, on retrouve la même situation chez de nombreux autres officiers supérieurs à la même époque. Si Rommel laisse une grande initiative à ses subordonnés pendant la bataille, c'est peut-être aussi qu'il ne peut faire autrement, avec les limites posées par son commandement. Rommel reprend confiance après l'entrevue pourtant tendue avec Hitler le 17 juin, à Margival ; en revanche, le 29, à Berchtesgaden, c'est l'incompréhension. Rommel songe même au suicide. Von Kluge, qui remplace Von Rundstedt, se rend vite compte lui aussi du caractère désespéré de la situation. Là encore, Rommel échoue dans la défensive, mais aussi, encore une fois, parce que la Reichswehr a beaucoup délaissé cette posture, en favorisant à outrance l'offensive. Le maréchal n'en est que le reflet.
Rommel est blessé par la chasse britannique le 17 juillet. Trois jours plus tard, les conjurés ratent leur attentat contre Hitler. Le pessimisme de Rommel le rend rapidement suspect. C'est après l'arrestation de son dernier chef d'état-major, Speidel, impliqué dans la conjuration et qui a peut-être lié Rommel à celle-ci, que le maréchal n'a plus d'échappatoire. Il est contraint au suicide le 14 octobre 1944 pour éviter le procès, les représailles contre sa famille et l'infâmie. A son enterrement, on fait passer son suicide forcé pour une mort suite à ses blessures, afin de maintenir le moral de la population. La vérité n'éclate qu'après la fin de la guerre.
En conclusion, Cédric Mas souligne que la carrière de Rommel se bâtit autour de l'armée. Pour autant, son style de commandement évolue. A Gazala, il opère davantage au niveau opératif que tactique. Il est ouvert aux innovations. Son évolution est en fait très empirique. Sa soif d'orgueil et de prestige entraîne une témérité parfois folle. Mais après avoir été nommé maréchal, il sombre dans la lassitude et l'abattement. Il conserve des relations difficiles avec ses subordonnés ou ses collègues, en particulier militaires. Rommel doit sa carrière à Hitler et refuse de voir, jusqu'au bout, la nature du régime nazi et de son chef. Pour autant, est-il si peu caractéristique du corps des officiers de l'armée allemande ? Pour ma part, je retournerai le problème : au contraire, on a parfois l'impression que la Wehrmacht est de plus en plus dominée, au fil de la guerre, par des officiers au parcours assez similaire à celui de Rommel, peut-être parfois plus authentiquement nazis, issus de la guerre des tranchées de 1914-1918, et qui doivent beaucoup à leur proximité avec le Führer, tout en n'étant pas forcément des génies militaires et en développant, aussi, une expérience très empirique pendant la Seconde Guerre mondiale. Il y a là une question intéressante à laquelle les auteurs ne répondent pas de manière nuancée dans la conclusion, et c'est dommage.
Au final, je reste sur une impression partagée à propos de cet ouvrage. L'ambition est bien définie au départ et dans un sens, elle est accomplie : des éléments nouveaux sont apportés par rapport à d'autres ouvrages, avec des chapitres particulièrement intéressants, je pense notamment à celui sur la Grande Guerre, plus fouillé que dans certaines biographies de Rommel (que l'on pense à celle de B. Lemay, moins à l'aise sur le plan militaire), ou à ceux sur la guerre en Afrique du Nord. Mention spéciale aussi au parcours peu connu en Italie, entre mai et novembre 1943. Le propos est clair, bien illustré de cartes précises jusqu'à la campagne d'Afrique du Nord. Mais le format court empêche d'être plus complet et donc plus pertinent sur un moment important, notamment : celui de l'entre-deux-guerres, et la façon dont la Reichswehr s'est bâtie en préfigurant la Wehrmacht. Cette faiblesse s'ajoute peut-être à une réhabilitation un peu trop poussée de l'évolution du style de commandement de Rommel : je suis convaincu par le fait qu'il évolue, de façon empirique, entre 1939 et 1942. En revanche, je ne suis pas persuadé que l'évolution se prolonge véritablement jusqu'en 1944, la fin de la carrière de Rommel mettant justement en lumière les défauts de ce qui a été forgé pendant l'entre-deux-guerres -processus qui a d'ailleurs connu des évolutions, et sur lequel, donc, il aurait été intéressant de s'étendre un peu plus, pour voir comment Rommel s'y inscrit, ou pas. Et c'est en ce sens que je renverserai la conclusion : finalement, Rommel n'est-ils pas représentatif d'une bonne partie du corps des officiers de son niveau, avec ses qualités comme avec ses limites ? Ne symbolise-t-il pas, à lui seul, l'échec d'une reconstruction militaire qui ne peut soutenir le conflit déclenché en septembre 1939 puis développé à l'échelle mondiale en 1941 ? Et ce même si la propagande, puis la légende, ont focalisé l'attention sur d'autres points pendant et après la guerre. Malgré tout, le livre est stimulant car il amène à réfléchir, à s'interroger, à confronter ses propres connaissances à l'analyse : à mon avis c'est là qu'il est réussi. Contrairement à ce que d'aucuns ont pu dire, il n'a rien de daté, ne cache rien de la dimension politique de la carrière de Rommel, même si la bibliographie est peut-être déséquilibrée, comme on le voit sur la Normandie, expliquant peut-être le problème que je soulignais. Bref, un livre intéressant pour ce qu'il est : un essai, une tentative d'explication raisonnée du parcours militaire de Rommel, malheureusement limitée par le manque de place et donc de développements plus conséquents.