Daniel Hémery est maître de conférences honoraire de l'université Parius-VII. Il a enseigné l'histoire de l'Asie orientale et dirigé un laboratoire de cette université consacré à cette thématique ; lui-même a travaillé sur les mouvements sociaux et politiques du Viêtnam contemporain. On lui doit un ouvrage sur la colonisation de l'Indochine avec Pierre Brocheux, également auteur d'une biographie de Ho Chi Minh que j'ai déjà commentée précédemment, ici.
Comme il le rappelle dès le premier chapitre, le Viêtnam se construit au miroir de la Chine voisine, à la fois modèle et envahisseur, et la communauté nationale en gestation est irréductible à toute assimilation. L'Etat bureaucratique, construit autour de la famille impériale, le noyau familial et villageois, et la classe des lettrés, assurent la permanence du Viêtnam jusqu'au XIXème siècle. Maintenu à l'écart de l'innovation, le Viêtnam est mal armé pour affronter la conquête française qui démarre sous le Second Empire pour viser le marché chinois. Il faudra néanmoins de longues années de combats pour que le compromis franco-chinois fasse apparaître l'Indochine. Les résistances populaires durent jusqu'en 1897, alors que l'Union indochinoise est née dix ans plus tôt, avec de multiples statuts pour les territoires concernés. Hô Chi Minh naît près de Vinh dans ces années troublées. Son père, issu de l'élite mandarinale, est révoqué en 1910 pour faute grave et sombre dans la misère. Le jeune adolescent est formé dans les écoles de Hué, mais il est plus autodidacte que lettré classique ou récepteur d'un savoir moderne. Il semble plus attiré par un nationalisme réformiste, au départ, et choisit de s'embarquer pour la France comme maître d'hôtel sur l'Amiral Latouche-Tréville, en 1911.
Il visite Londres, New York, puis Paris en 1919 où il participe à la fondation des Patriotes Annamites, qui réclament déjà l'indépendance de l'Indochine. Il abandonne vite le nationalisme réformiste, qui ne débouche sur rien, pour rejoindre le Parti Socialiste. Invité au congrès de Tours, en 1920, il milite pour l'adhésion au Komintern et rejoint le nouveau PCF. En juin 1923, il part pour l'URSS, clandestinement.
C'est pendant l'âge d'or de la colonisation de l'Indochine, entre 1920 et 1929, qu'apparaissent des groupes sociaux amenés à jouer un grand rôle : une bourgeoisie commerçante et terrienne, un noyau de classe ouvrière et une élite intellectuelle réduite. Pour répondre à la crise, le colonisateur français envisage un développement rural, mais en aucune façon une réforme politique. En février 1925, Ho Chi Minh est à Canton, auprès de la mission soviétique du gouvernement nationaliste chinois. Il forme un embryon de parti communiste viêtnamien avec la clandestinité, la propagande et des militants actifs. En 1927, il doit repartir en URSS en raison du revirement du Kuomintang, puis gagne Hong-Kong en 1929. Il forme le parti communiste viêtnamien en 1930, intégré comme Parti Communiste Indochinois au Komintern l'année suivante. Mais les premières soulèvements contre le colonisateur français sont au même moment férocement réprimés. Arrêté par la police britannique de Hong-Kong, il n'est relâché qu'en janvier 1933 et reste en URSS jusqu'en octobre 1938, surveillé car critiqué pour son action.
Quand Hô Chi Minh revient au Viêtnam, en 1941, la situation est particulière : la colonie française reste fidèle à Vichy, mais vaincue en métropole, la France doit plier devant les Japonais. Hô Chi Minh peut ainsi affronter le pouvoir colonial au nom de la lutte alliée ; mais il est soutenu par les Japonais, et surtout dopé par l'essor d'un nationalisme impossible à contenir dans la colonie. Le Viêtminh, sous un couvert nationaliste, met en place un micro-Etat dans le nord-est du pays dès le printemps 1943. Emprisonné un temps en Chine, Ho parvient à contacter les Américains et à obtenir le parachutage d'une mission de l'OSS pour disposer d'armes et d'encadrement. Le Viêtminh profite du vide politique entre la capitulation japonaise et l'arrivée des troupes chinoises et anglaises d'occupation provisoire. Quand Hô Chi Minh proclame l'indépendance, le 2 septembre, le Viêtminh est déjà solidement implanté dans le nord et le centre du Viêtnam, moins bien dans le sud, où les Français ne tardent pas à débarquer. Les négociations avec les Français, en 1946, permettent de gagner du temps, d'éliminer les nationalistes, tandis que le colonisateur, persuadé de pouvoir reprendre le Nord, fait tirer sur Haïphong le 23 novembre. Le Viêtminh prend l'initiative de l'attaque à Hanoï le 19 décembre, consommant la rupture des négociations et le début de la guerre.
A partir de là, le livre n'est plus une histoire d'Hô Chi Minh à proprement parler mais une histoire du Viêtnam en guerre, d'abord contre la France, puis contre les Américains ; on retrouvait le même défaut, un peu moins accentué, dans la biographie de P. Brocheux. Les Français ont sous-estimé le caractère viêtnamien du conflit ; ils parient sur une guerre courte, mais rapidement, c'est l'enlisement, militaire d'abord, politique ensuite ; pas de stratégie claire, pas de compromis sur la colonisation. Le Viêtminh, lui, pense sur le temps long : guérilla, mobilisation de la population, Etat clandestin. A partir de l'été 1949, le Viêtminh peut mettre sur pied de grandes formations régulières, bénéficie ensuite du soutien de la Chine devenue communiste, ce que confirme la campagne sur la frontière de l'automne 1950. Le corps expéditionnaire perd 9 bataillons et la frontière chinoise. Mais le conflit s'inscrit alors dans la guerre froide. Les Etats-Unis financent l'effort de guerre français, offrent du matériel ; en face, le Viêtminh accroît ses unités régulières et dispose de l'initiative stratégique dès le mois de mai 1953. C'est pour la reconquérir que Navarre tente de barrer la route aux offensives de Giap par la création de la base aéroterrestre de Dien Bien Phu, avant de la transformer en camp retranché censé attirer et détruire le corps de bataille ennemi. La victoire de Giap n'est cependant pas traduite dans les faits à Genève, où le Viêtminh doit accepter la partition du pays.
Si l'armée du Viêtminh est alors épuisée, il n'en demeure pas moins que Genève permet la naissance d'une alternative nationaliste au sud, bien vite transformée en armée-Etat face au parti-Etat du nord. Celui-ci entame la collectivisation et brise les dissidences intellectuelles. Ho reste une figure respectée ; le Nord décide finalement de relancer la lutte au sud, contre Diêm, en 1959, puis de créer le Front National de Libération l'année suivante. La dégradation de la situation au sud, l'assassinat de Diêm en novembre 1963 et le chaos politique qui s'ensuit précipitent l'intervention directe des Américains. Le Nord-Viêtnam tient, mais au prix fort. Ho assure la victoire médiatique du Nord à l'étranger, et évite aussi que le pays ne soit broyé par l'opposition entre la Chine et l'URSS, ses deux grands soutiens. L'ouvrage est ici un peu daté quand il affirme que Ho a assumé ses responsabilités jusqu'au bout (il meurt en septembre 1969) ; les travaux récents montrent au contraire qu'il a perdu en influence dans les grandes décisions dès le début de la décennie 1960. La mort du personnage donne naissance au mythe, soigneusement entretenu par le Nord vainqueur en 1975.
La section Témoignages et Documents est particulièrement étoffée dans ce volume avec pas moins de 50 pages. Le livre est complété par une chronologie de la guerre d'Indochine et par une bibliographie dont les titres s'arrêtent au début des années 2000, ce qui peut expliquer certaines formulations datées. Incontestablement, la partie jusqu'à 1945 reste toutefois la plus intéressante de ce volume d'introduction au personnage.