Sylvain Crépon est docteur en sociologie, chercheur au laboratoire Sophiapol de l'université Paris-Nanterre. Il étudie le Front National depuis le milieu des années 90.
Il commence son livre par une anecdote relative au congrès de Tours, en janvier 2011, où Jean-Marie Le Pen passe officiellement la main à sa fille, après quasiment 40 ans à la tête du Front National. Farid Smahi n'est pas reconduit au bureau politique et fait une scène devant les caméras. Ancien partisan de Bruno Gollnisch, Smahi a longtemps servi de caution antiraciste au FN : fils d'un soldat algérien de la Seconde Guerre mondiale, il était contre la binationalité et incarnait la dimension pro-arabe et anti-sioniste du FN. Or Marine Le Pen, au contraire, cherche désormais à se rapprocher d'Israël : autant dire que Smahi est en porte-à-faux. La nouvelle dirigeante du parti, en effet, joue un jeu compliqué : sortir le parti de son image d'extrême-droite traditionnelle, mais conserver l'image de parti anti-système, et séduire davantage encore les classes populaires. L'éviction de Smahi est le signe de lignes de fracture encore parfois mal acceptées au sein du parti. C'est cette évolution que tente de cerner Sylvain Crépon, à travers 5 chapitres.
Le premier rappelle, rapidement, les origines du FN. L'extrême-droite est en réalité une catégorie fourre-tout où les courants sont légion. En France, elle naît notamment de la rencontre entre la tradition contre-révolutionnaire et un nationalisme exacerbé tel qu'on peut le voir au moment de l'épisode Boulanger, à la fin du XIXème siècle. Vient ensuite l'Action Française de Maurras, les Croix de Feu de La Rocque, le PPF de Doriot et les mouvements collaborationnistes pendant l'Occupation. Après la Seconde Guerre mondiale, l'extrême-droite s'incarne dans l'UCDA de Poujade, avant de s'effondrer avec l'arrivée au pouvoir de De Gaulle, ne laissant plus que des groupuscules comme Ordre Nouveau (ON) ou l'Oeuvre Française. Le GRECE naît de la volonté de redynamiser le courant issu de la contre-révolution ; en parallèle, l'ON comprend qu'il faut sortir de la logique groupusculaire et fonde, en 1972, le Front National, un parti placé sous l'autorité de Jean-Marie Le Pen, un vétéran du poujadisme. Progressivement, ce parti va fédérer les différents courants de l'extrême-droite, d'abord au nom de l'anticommunisme, se rapprochant par exemple des catholiques intégristes. Mais c'est avec le choix du thème de l'immigration, qui permet de contourner l'étiquette du racisme, que le FN s'impose à partir de 1978. Les premiers succès majeurs arrivent dès 1983, à Dreux. Avec la disparition du communisme entre 1989 et 1991, une pirouette spectaculaire permet au FN d'attribuer le rôle de l'adversaire aux Etats-Unis. C'est le moment où les membres du GRECE et du Club de l'Horloge rejoignent eux aussi le FN -on y trouvait des personnes comme Dominique Venner ou Alain de Benoist. Le FN capte l'électorat ouvrier, reprend le slogan "Ni droite, ni gauche" de Doriot, pose désormais, pendant la guerre du Golfe, la barrière entre défenseurs de l'identité nationale et "cosmopolites". C'est à la fin des années 90 qu'une nouvelle génération de militants, autour de Samuel Maréchal aux Jeunesses du FN, dont est déjà proche Marine Le Pen, cherche à mettre en avant une nouvelle approche.
C'est pourquoi, dans le deuxième chapitre, Sylvain Crépon rappelle que la montée de Marine Le Pen est aussi une histoire de générations. La fille du dirigeant historique du FN n'entre sur la scène politique qu'assez tard, en 1998, même si sa carrière d'avocate lui a déjà donné l'occasion de défendre les idées d'extrême-droite. Avec le conflit entre Mégret et Le Pen, qui se termine par la défaite du premier, la nouvelle génération a l'occasion de prendre des postes importants au sein du parti. Louis Aliot, le compagnon de Marine Le Pen, est un exemple phare de ce processus. A ce moment-là, Jean-Marie Le Pen souffre déjà de deux handicaps pour la nouvelle génération : ses provocations tonitruantes et la pauvreté de son programme. Le choc de 2002 va accélérer l'évolution. Le FN se retrouve au deuxième tour de l'élection présidentielle, sans l'avoir vraiment anticipé. Résultat : il arrive très mal armé au second tour, et fait évidemment l'objet d'un rejet massif. Marine Le Pen, qui pour la première fois est apparue en force sur les plateaux de télévision, met alors en oeuvre les prémices de la stratégie de dédiabolisation, autour du mouvement Générations Le Pen. Il s'agit de donner davantage de crédibilité, en proposant et non plus en contestant seulement. En outre, les anciens mégrétistes sont progressivement réincorporés, et des ralliements d'autres partis mis en exergue. Mégret, ancien du RPR, avait lui-même plaidé pour cette stratégie de dédiabolisation. Marine Le Pen va devoir affronter, aussi, l'opposition des "traditionnalistes" du parti, opposés à la dédiabolisation : Bernard Antony, Jacques Bompard, puis Carl Lang, etc. En janvier 2005, elle s'oppose même à son père, qui évoque la "douceur" de l'Occupation, alors que celui-ci avait acquiescé à la stratégie de normalisation. Dès lors, Marine Le Pen comprend que rallier son père ne servira à rien, il faut le remplacer. C'est elle qui dirige la campagne présidentielle de 2007, qui se termine en grave défaite : elle est donc sous le feu de ses opposants du parti. Mais Briois et Bilde la poussent à se présenter à Hénin-Beaumont, où le succès est fulgurant. Pour l'emporter à l'intérieur du parti, elle va, à l'image de Royal avec le PS, contourner le parti, chercher l'appui des sympathisants. Une stratégie qui lui permet de remporter haut la main la succession à son propre père face à Gollnisch.
Hénin-Beaumont, où elle a été élue en 2007 aux législatives, a servi de véritable laboratoire à la nouvelle stratégie. Ville désindustrialisée, sinistrée économiquement et socialement, Hénin-Beaumont a vu le FN s'implante durablement en dépit de la présence ancienne de la gauche. L'endroit a connu une forte déstructuration sociale avec l'effondrement de l'activité minière, que ne compense pas l'économie mondialisée qui prend la suite, malgré la présence d'une énorme zone commerciale de 21 km². Marine Le Pen capitalise sur un discours nationaliste, à consonance sociale, combiné pour certains adhérents à un héritage de luttes sociales qui font partie du patrimoine local. De nombreux militants du PS et du PCF ont rallié le FN, déçus de la "trahison" des deux partis face à la classe ouvrière. Il faut dire aussi que le maire socialiste, réélu en 2008, a été traduit en justice pour des accusation de corruption et que le clientélisme, à gauche, a considérablement décrédibilisé les partis concernés. Les municipalités se chargent désormais d'actions sociales et de redistributions assurées autrefois par des institutions maintenant disparues ou marginales. Le PS s'est embourgeoisé, est ravagé par le carriérisme, les enjeux locaux sont minorés. A force de combattre le racisme et le FN, le PS a négligé les questions sociales. Le FN, lui, offre un espace de convivialité et de socialisation appréciable pour des personnes en mal de repères. Pas de démocratie interne, en revanche, le parti reste très pyramidal et hiérarchisé.
Peut-on dire que le FN serait ainsi devenu un parti républicain ? Pas vraiment si l'on se souvient du discours de Marine Le Pen le 10 décembre 2010, où celle-ci dénonçait les prières de rue sur les terres de son rival à la compétition interne, Gollnisch, à Lyon. Marine Le Pen colle en fait de près aux évolutions idéologiques (les valeurs républicaines sont acceptées, mais sont parfois suffisamment floues pour être instrumentalisées) et sociologiques (ghettoïsation des quartiers populaires, fracture ethnique importante, population d'origine immigrée qui cristallise toutes les rancoeurs) de la France. Opposition à l'immigration contre le communautarisme et au nom de principes républicains : c'était déjà le discours de Mégret. Celui de Jean-Marie Le Pen à Valmy, en 2007, conforme l'orientation. La xénophobie se base sur le "racisme antiblanc", la peur de la démographie des immigrés et de l'islam. L'immigration maghrébine et d'Afrique subsaharienne est pour le FN, inassimilable. Or le modèle français d'intégration s'est toujours montré réticent à accepter les particularismes : l'intégration dénoncée par le FN renvoie plus aux politiques multiculturalistes des pays anglo-saxons. D'où l'insistance sur le droit du sang pour définir la nationalité. L'immigré idéal se doit d'être invisible... A Marseille, le FN accuse même les autres partis de séduire volontairement l'électorat des quartiers "dominés par les immigrés" et où le FN a du mal à percer. La ghettoïsation de ces quartiers fait le jeu du FN en accentuant un repli communautaire. Les jeunes immigrés, responsables d'un racisme antifrançais, de l'insécurité, ne peuvent prétendre selon lui à la citoyenneté française. Il est vrai que les jeunes issus de l'immigration maghrébine, en particulier, sont plus représentés chez les délinquants : mais ils cumulent aussi les handicaps sociaux. L'insécurité est davantage ressentie chez les classes populaires, qui ne sont plus les classes "dangereuses", mais les victimes d'une agression immigrée. Pour marteler le propos, Marine Le Pen abandonne l'antisémitisme de son père pour défendre la laïcité et diaboliser l'immigration arabe et musulmane. La défense de la laïcité cache en fait celle de valeurs chrétiennes devenues laïques, dans l'argumentaire du FN et de ses militants, pour rendre incompatibles islam et démocratie. Or 80% des musulmans français considèrent le terme laïcité comme positif ou très positif... Ce discours de normalisation n'a pas convaincu les classes moyennes, qui y restent assez imperméables. La préférence nationale de 1978, rebaptisée Priorité nationale en 2012, reste ainsi l'argument phare du parti. Les pouvoirs publics sont accusés de choisir la préférence étrangère. Les élus profiteraient du système : ce discours national-populiste croise malheureusement certaines réalités, et aussi le désenchantement par rapport à l'Europe. Le FN est vu comme la seule alternative pour reconstruire le pays entre patriotes et mondialistes. Le tout sur un socle où la citoyenneté se construit sur des fondements ethniques ou culturels.
Pourtant Marine Le Pen se place en porte-à-faux avec les traditionnalistes de son parti sur d'autres questions. Sur le rôle de la femme, par exemple, elle colle de plus en plus à l'égalité des sexes et ne remet pas en cause le droit à l'avortement, le tout en raison du remplacement des générations et des évolutions sociales du pays. Pas de féminisme, puisque la femme et sa place s'inscrivent dans la culture occidentale, face au monde musulman patriarcal et incapable de s'assimiler. Les valeurs démocratiques et la place des femmes ne seraient ainsi que l'apanage des cultures chrétiennes. L'obsession identitaire du FN le met mal à l'aise par rapport à la question de l'égalité des sexes. De la même façon, Marine Le Pen ne rejette pas les homosexuels, bien au contraire, puisqu'ils seraient victimes de la persécution des immigrés musulmans. Et de fait, l'électorat gay du FN s'est renforcé. En réalité, ces adhésions rejoignent celles des autres profils : désenchantement politique et xénophobie à peine dissimulée. En raison de son passé d'extrême-droite historique, le FN ne peut complètement jouer la carte de l'islamophobie en défendant les homosexuels, qui en interne ne sont pas complètement mis sur un pied d'égalité. En témoigne l'opposition constante au mariage gay. Le FN a su simplement s'adapter aux réalités sociales et politiques de son temps, pour séduire de nouvelles générations qui n'ont pas connu les combats "historiques" de l'extrême-droite : il subvertit l'héritage républicain en le manipulant à ses propres fins.
Un rapport de 2010 montre à quel point la société français est de plus en plus segmentée. La xénophobie augmente, particulièrement contre les musulmans. La crise économique et sociale fournit une première explication : c'est l'exemple, entre autres, d'Hénin-Beaumont. Les discours anxiogènes du président Sarkozy sur la laïcité et sur l'immigration ont convaincu beaucoup de Français d'un éclatement identitaire, d'un repli sur soi qui seraient inévitables. Pourtant les valeurs républicaines dominent, et c'est bien pour cela que le FN tente de les pervertir. Sa conception ethnique de l'identité lui fait entretenir la phobie du "métissage" : la question identitaire demeure la pierre angulaire du FN. Le parti reste néanmoins soumis à des tensions internes provoquées par ces choix et à celles entraînées par les ralliements d'autres tendances politiques.