Claire Mauss-Copeaux est historienne de la guerre d'Algérie et des violences de guerre. Partant de témoignages et de l'ouverture des archive militaires du Service Historique de la Défense en 1992, elle se rend compte que les représailles effectuées dans le Constantinois après l'insurrection du 20 août 1955 n'étaient pas dues à des réactions spontanées, mais bien à un projet politique et militaire. Le massacre des Européens du Constantinois est l'un des credos des nostalgiques de l'Algérie française. Pourtant, l'insurrection du 20 août montre les rapports de France entre colonisés et colonisateurs : face à une colonisation subie mais jamais acceptée, les Algériens créent le FLN, puis lancent l'offensive dans la wilaya II le 20 août 1955. Des centaines d'hommes, de femmes, et d'enfants, encadrés par des militaires de l'ALN, attaquent les agglomérations, avec des armes parfois improvisées. 31 militaires et 92 civils (dont 71 Européens) sont tués. Les représailles s'étalent sur plusieurs semaines et entraînent la mort de milliers d'Algériens.
L'histoire de la colonisation de l'Algérie, c'est d'abord l'histoire d'une conquête par la force. Mais la colonisation n'a jamais été acceptée par les Algériens, qui se sont régulièrement soulevés. Contrairement au mythe du "paradis perdu" des nostalgiques de l'Algérie française, la "symbiose" n'a quasiment jamais existé. Les contacts étaient loin d'être étroits, même si Algériens et Français cohabitent. La société des pieds-noirs est elle-même divisée. Les appelés sont d'ailleurs frappés de la différence entre l'Algérie et la métropole, à leur arrivée. La minorité européenne, privilégiée, cantonne les Algériens dans une forme de ségrégation. D'où la montée en puissance du nationalisme, soutenu par la population. Méprisés, spoliés de leur terre, les Algériens souffrent, en majorité, même si certains pactisent avec le colonisateur. Ils n'ont pas accès à l'enseignement : en 1957, on compte encore 94% d'hommes et 98% de femmes illettrés. La fracture provoque le racisme du colonisateur, qui s'estime supérieur, envers le colonisé : la gifle, infligée par le représentant subalterne de l'autorité coloniale, reste un symbole marquant pour de nombreux Algériens. Seule la bourgeoisie algérienne et quelques fonctionnaires échappent à cette violence coloniale. C'est que les Européens ont peur de la révolte des Algériens qu'ils savent réticents à la colonisation. La peur engendre une représentation fantasmée des massacres commis : meurtre de l'instituteur, viol de la jeune fille, femme enceinte éventrée, homme égorgé ou émasculé. L'imaginaire nourrit la peur de l'autre. Il n'y a pas que des fantasmes. Le 8 mai 1945, jour de la capitulation allemande, les Algériens descendent dans la rue à Sétif et Guelma. Ils refusent de se disperser, s'en prennent aux Européens, avant d'être réprimés par les milices puis l'armée. Bilan : 102 morts européens, dont 88 civils, et un nombre d'Algériens inconnu, peut-être de 15 à 20 000. La disproportion montre que la violence coloniale répond à la peur des Européens. Les ruraux ont montré leur soutien au nationalisme en devenir. Les milices européennes ne désarment pas complètement. Dans le Constantinois, à partir de 1954, l'ALN recrute. L'armée française renforce cependant ses effectifs dès février 1955 : rappel de disponibles, 100 000 hommes déployés en juin ; dans le Constantinois, fantassins du 51ème RI, du groupe mobile 314, du 15ème RTS puis paras du 1er RPC. Début mais, le 18ème RIPC arrive à El Arrouch. En face, l'ALN s'organise avec Zighoud Youssef, qui a remplacé Didouche Mourad tué le 18 janvier 1955. Des attentats frappent les villes, quelques opérations sont menées dans le bled. Mais les opérations de police qui suivent ces attaques sont virulentes. Les violences à l'encontre des prisonniers, de la population civile, les destructions des habitations se banalisent. Des appelés en sortent marqués, dénoncent les pratiques de l'armée française dans des lettres à leurs familles. Les conscrits sont poussés par le racisme ambiant, le compagnonnage, la pression du groupe ou de la hiérarchie, sans parler de la brutalité de certains officiers. Les directives du commandement sont, de toute façon, brutales. La violence guerre se rajoute à la violence coloniale.
Le désintérêt des auteurs français pour l'insurrection du 20 août 1955 vient du fait qu'ils la considèrent souvent comme une sorte d'émeute spontanée, ce qui n'est manifestement pas le cas. Les Algériens s'en sont davantage préoccupés. Il n'y a pas de biographie de Zighoud Youssef, le chef de la wilaya II. C'est un activiste reconnu, qui s'est forgé aussi à travers la prison et la clandestinité et ses contacts avec les Européens. Il est membre fondateur du FLN. Il remplace Didouche mais les armes manquent, la pression française s'intensifie. Il faut convaincre les paysans de quitter parfois le parti de Messali Hadj pour gagner le FLN. Le pari est plutôt réussi dans les campagnes, moins dans les villes. Une concertation régionale a lieu en juillet 1955. Zighoud veut lancer une offensive, bien conscient des risques encourus, comme nombre de participants. Le blocage politique et l'étau qui se resserre autour du FLN le poussent à l'action. L'attaque vise les villes, le 20 août, deuxième anniversaire de la déposition du sultan du Maroc par les Français. L'objectif, ce sont les bâtiments militaires ou qui représentent le colonisateur. D'où le recours aux "masses rurales" encadrées par l'ALN. Zighoud est conscient des limites de l'action, il tente d'obtenir l'aide des wilayas voisines, en vain. De nouvelles unités territoriales plus petites sont créées : le Constantinois est divisé en quatre zones, avec chacune un chef. Il y a une grande variété locale : actions de masse au Khroub et à Collo, combinées à ds opérations commando à Philippeville. Constantine, où le rapport de forces est trop défavorable, ne connaît que ces dernières. Zighoud supervise l'ensemble des opérations. Une dernière réunion a lieu le 29 août. Depuis le 1er novembre 1954, le FLN exclue de viser les civils européens mais la règle n'a pas été toujours respectée. Il est peu probable que Zighoud ait donné l'ordre d'attaquer systématiquement les civils pendant la réunion de juillet. Mais des civils européens vont se retrouver pris dans la tourmente de l'insurrection. En France comme en Algérie, les mémorialistes dominent l'écriture sur l'insurrection du 20 août. En Algérie, on parle d'ailleurs plus d'offensives, tandis qu'en France s'impose très vite le terme de massacre. Les médias actuels relaient encore largement ce disours mémoriel univoque. En réalité, les archives militaires montrent que l'armée se préparait à une insurrection (rapport du colonel De Vismes), comme avec l'opération "Tulipe", une manoeuvre contre-insurrectionnelle à Constantine en juillet 1955. Sur les 28 agglomérations, la plupart étaient bien défendues et la situation défavorable aux insurgés (Constantine, Philippeville), sauf à El Alia. A tel point que les chefs du FLN qui ont planifié l'insurrection ne peuvent s'exposer en première ligne, de peur que l'encadrement soit décimé. Les commandos étaient seuls à Constantine mais partout ailleurs, la foule a joué un rôle important. A Philippeville, à Collo, à Guelma, attaquée un jour plus tard, les militaires français prennent rapidement le dessus. Restent deux cas particulier, les villages d'Aïn Abid et El Alia. El Alia est un pauvre village minier qui compte 130 Européens, mais où il y a des explosifs et de l'argent. Lorsqu'un militant de l'ALN est abattu par un coup de feu, la population musulmane sort dans la rue, en particulier les Sétifiens exilés là depuis le 8 mai 1945. Le bilan est progressivement dressé pour les Européens, après quelques déformations, mais pas pour les Algériens.
Le massacre occupe une place essentielle dans la mémoire des pieds-noirs. La vision des Algériens massacreurs est relayée dès l'époque par des magazines comme Paris-Match. Elle est même relayée dans certains manuels scolaires des années 1980, voire dans des bandes dessinées de la décennie 1990. Le bilan et les supplices commis sont déformés, exagérés. Tous les morts européens sont considérés comme massacrés, façon commode de rejeter les exactions uniquement sur le FLN. Les sites pieds-noirs reprennent cette manière de présenter les choses. Il faut dire que la déformation commence dès le récit de Jacques Soustelle. Parmi le stéréotype le plus répandu, celui de la femme enceinte éventrée. Les photographies du massacre d'El Alia ont été utilisées jusqu'à la nausée -à tel point qu'elles sont rejetées par certains mémorialistes aujourd'hui. Que s'est-il passé à El Alia ? L'historienne a tenté de recueillir le maximum de témoignages des survivants, des deux côtés. Elle a retrouvé trois témoins importants dont Brayim Ayachi, le chef du groupe sur El Alia. Dans le village, la tension est palpable entre Français et Algériens, surtout avec les Sétifiens. La troupe, hétérogène, a été rassemblée à la va-vite. Après la mort d'un militant du FLN, Amira Ammar, probablement abattu par un Européen, la violence de la population et notamment des Sétifiens débordent le chef du FLN. L'émeute dure de midi à 15h30, moment où commence à intervenir l'armée française. Le massacre vise 7 familles qui résident à proximité des objectifs visés. 35 Européens sur 130 sont tués, dont 21 femmes et enfants et 14 salariés de la mine. C'est le seul endroit du Constantinois où les insurgés ont pénétré dans les habitations européennes. Des blessés sont morts faute de soin, des personnes ont été tuées dans les maisons. Le massacre, probablement non programmé, relève du crime de guerre. Les responsables du FLN ont été débordés. A Aïn Abid, où l'on trouve plusieurs gros colons propriétaires terriens, les mémorialistes se focalisent sur le massacre de la famille Mello. En réalité, le massacre prend la forme, probablement, d'une vengeance suite à la dénonciation d'un Algérien nationaliste par la famille lors de l'hiver 1954-1955. L'échelle est différente puisque "seulement" 7 personnes sont tuées contre 35 à El Alia. Le massacre prend parfois des allures de règlement de comptes, dans son caractère improvisé (les tueurs n'achèvent pas les blessés, par exemple).
Dans la mémoire française, le massacre justifie la répression. Mais les représailles sont allées bien au-delà du simple rétablissement de l'ordre, s'étendent sur tout le Constantinois et au-delà du mois d'août 1955. Les militaires multiplient les expéditions punitives. Si une partie des Algériens et les Européens ont été surpris par l'insurrection, personne ne l'a été par les représailles qui ont suivi. Les milices d'Européens massacrent, y compris dans des endroits non visés par l'insurrection. Les mechtas sont bombardées, pilonnées au canon. Les mémorialistes français, pour la plupart, relaient les discours de l'armée qui fait de tous les Algériens des "morts au combat". Les Algériens eux-mêmes passent vite sur les représailles pour s'attacher aux conséquences politiques de l'insurrection. Les témoignages sur la répression sont encore peu nombreux et inégaux. Néanmoins les descendants des Algériens de l'époque commencent de plus en plus à s'y intéresser. Dès le lendemain de l'insurrection, l'armée française reçoit l'ordre de mener des représailles brutales, pour éliminer la rébellion. La troupe est motivée par les appels à la vengeance pour le massacre des Européens. Les appelés reconnaissent volontiers qu'ils se sont laissés parfois entraîner par cette atmosphère délétère. Les mechtas subissent des bombardements au napalm, les straffings des T-6, le pilonnage de l'artillerie de marine. Les râtissages par les fantassins ou les paras se succèdent jour après jour. Influencés par la fameuse théorie de la "guerre subversive", les crimes de guerre à l'encontre des Algériens se sont multipliés. Ce qui n'a pas empêché les Français de sauver, parfois, des Algériens d'une mort certaine (tout comme des Français s'étaient réfugiés chez des Algériens pour échapper à la mort à El Alia). Les représailles visent l'ensemble de la société algérienne. A Philippeville, les corps sont ensuite transportés dans des fosses communes aux Carrières Romaines. Plusieurs massacres sont d'ailleurs rapportés par les médias français, dès l'époque. A Philippeville, où il y a eu peu de morts européens, les représailles sont d'abord le fait des militaires, puis des civils en armes. Le massacre des Carrières Romaines est connu en métropole dès le 30 août, mais l'armée met en place une stratégie de désinformation. A Collo, les combats ont fait 4 morts militaires et 2 civils parmi les Européens. Une vingtaine de personnes ont ensuite été exécutées lors des représailles. A Aïn Abid, les automitrailleuses EBR ouvrent le feu sur les habitations. La répression s'accentue après la visite de Jacques Soustelle le 21 août. Au Khroub, bourgade très marquée par les sentiments nationalistes, il n'y a eu que des blessés côté européen alors que 23 hommes, 19 femmes et 11 enfants ont été tués parmi les assaillants. Les rafles commencent dès le 20 août et les premiers massacres sont signalés le lendemain. A Guelma, attaquée le 21 août, les half-tracks tirent sur les habitations en dehors des murs qui abritent les Algériens les plus pauvres. Pour faire disparaître les corps, on utilise des bulldozers dans les charniers.
En conclusion, Claire MAuss-Copeaux souligne combien la mémoire d'une minorité de pieds-noirs et de militaires influence le discours sur ces événements, vu sous l'angle uniquement militaire. La victoire sur le terrain assimilent la solution diplomatique du conflit à un abandon, voire une trahison. Ils parlent fort, érigent des monuments, cherchent à développer la "nostalgérie" pour asseoir leur base sociale et politique. Mais l'histoire avance, réduisant leur vivier d'exemples. La torture ayant été mis au grand jour par des travaux comme ceux, par exemple, de Raphaëlle Branche, ils se rabattent sur d'autres thèmes, comme le massacre des Européens. Le massacre des Européens appelle les représailles, même disproportionnées (les sources officieuses de l'armée parlent de 100 pour 1 !). Ces mêmes sources parlent de 7 500 Algériens tués entre les 20 et 25 août, mais le total est probablement en dessous de la réalité. Ces massacres qui se répondent marquent l'affrontement inégal de deux nationalismes, une voie politique bloquée et la guerre totale menée par les autorités coloniales au nom du "maintien de l'ordre". Dès le mois de mai 1955, les autorités françaises avaient établi le principe de la responsabilité collective.
Au final, le livre, sur un sujet peu traité au sein de la guerre d'Algérie, dévoile une recherche de longue haleine, à partir de sources multiples et croisées (archives militaires, témoignages écrits ou oraux, presse, monuments, bandes dessinées, sites internet, etc). Il faudrait creuser le phénomène de "chasse à l'Arabe" qui se développe dans le Constantinois au moment des représailles, après le 20 août 1955 ; on retrouve une dimension cynégétique qui n'est pas loin de rappeler celle de Christian Ingrao et de ses chasseurs noirs. Le livre ouvre des pistes de recherche et Claire Mauss-Copeaux souligne d'ailleurs à plusieurs reprises les limites de son travail. Il est vrai que malgré le nombre important de témoignages recueillis, l'historienne préfère limiter les moments de récit des témoins, sans doute vu la sensibilité du sujet.