La collection Campagnes et Stratégiesdes éditions Economica, consacrée aux grandes batailles ou grandes campagnes de l'histoire militaire, recèle des ouvrages de qualité fort inégale : de très bons ensembles y côtoient de moins bons. Ce volume évoque la guerre d'Indochine à travers la bataille de Nasan, une base aéroterrestre défendue avec succès par les Français à la fin 1952 contre le Viêtminh. Pour autant, le sous-titre "La victoire oubliée" laisse un peu songeur car cet affrontement est en général bien connu dès que l'on parle de la guerre d'Indochine, en guise de prologue à Dien Bien Phu.
On est moins surpris quand on voit que l'un des auteurs, le général Favreau, est le fils d'un vétéran de la bataille (merci au commentateur qui me l'a précisé). On est donc en présence d'un travail d'histoire réalisé par un descendant de vétéran français, épaulé par un autre officier plus jeune qui a signé un travail sur ce même combat. La préface d'Hélie Denoix de Saint-Marc (lui aussi un vétéran de Nasan) semble s'inscrire dans une certaine "nostalgie" ou en tout cas dans une tonalité "victoire perdue", puisqu'il déplore que la mémoire du conflit se concentre autour de deux désastres, celui de la R.C. 4 et de Dien Bien Phu, et pas autour de "victoires incontestables remportées sur le terrain". Rappelons qu'Hélie Denoix de Saint-Marc, disparu récemment, résistant, déporté à Buchenwald, a aussi été le chargé de presse de Massu pendant la bataille d'Alger en 1957 -et qu'à ce titre il a donc couvert l'emploi de la torture. Par la suite, il joue un rôle dans le putsch d'Alger et ne désavoue pas l'OAS, alors même qu'il utilise son passé de résistant et de déporté, en quelque sorte, pour justifier son comportement en Algérie. Hélie Denoix de Saint-Marc, contrairement à Massu d'ailleurs, ou à un August von Kageneck avec lequel il a réalisé un entretien croisé pour un ouvrage en 2001, n'a jamais reconnu l'emploi de la torture et autres crimes de l'armée française en Algérie, ni exprimé le moindre regret, pire, il a participé à une reconstruction déformée de cette histoire de la décolonisation. Quand on voit que certaines personnes en font un "modèle" pour leur existence, il y a de quoi être un peu perplexe.
La préface d'un des auteurs ne dit pas autre chose que le précédent intervenant, puisque ce modèle de bataille défensive victorieuse, et son récit, est destiné "aux jeunes Français et aux enfants des Viêtnamiens qui se battirent à nos côtés". Et pour les autres ? Par ailleurs, dire que les travaux "à la gloire de Giap" (sic) n'évoquent pas Nasan est inexact. La biographie de C. Currey, que je commentais récemment au moment de la mort de Giap (et qui est citée en bibliographie de cet ouvrage...), fait sa place à Nasan. Finalement, le commandement français aurait tiré les mauvaises leçons de Nasan ce qui aurait conduit tout droit à Dien Bien Phu. L'ouvrage se place d'emblée comme un hommage à "l'héroïsme des combattants" des deux bords, antienne bien connue.
Le premier chapitre est en forme "classique" d'introduction géographique et démographique sur l'Indochine. On est un peu surpris de voire une "carte ethnographique" d'Indochine, p.4, qui semble diviser l'ensemble en secteurs peuplés par telle ou telle population alors que la réalité est probablement beaucoup plus complexe. La France aurait également apporté "l'ordre, la sécurité et le progrès"à travers la colonisation (p.7). Bizarrement l'historique de celle-ci ne dit rien des soulèvements nationalistes et communistes des années 1930 qui sont violemment réprimés par l'armée française. Quant à l'implantation du Viêtminh dans le Haut-Tonkin à partir de 1941, sous les auspices de Giap, elle ne doit sa force qu'à une "intense propagande psychologique anti-française", ce qui est, encore une fois, très partial. La montée en puissance du Viêtminh, grâce au renfort de la Chine devenue communiste, et l'inscription du conflit dans la guerre froide naissance sont déjà mieux retracées.
En 1952, après sa défaite dans le delta face à De Lattre l'année précédente, Giap cherche à conserver l'initiative en relançant l'offensive au nord-ouest du Tonkin, vers le Laos. Le terrain est favorable pour le Viêtminh, empêche l'intervention d'unités mécanisées et limite celui de l'aviation, au vu des distances. Pourtant Giap devra combattre parmi des populations, minorités, souvent hostiles. La présentation de l'armée viêtminh pèche encore par cette insistance répétée sur le "bourrage de crâne", l'éducation politique du combattant, bien réelle, renforcée par l'appui chinois, mais qui nie aussi l'adhésion d'une bonne partie de la population au mouvement. C'est aussi ne voir chez le Viêtminh que ce que l'on veut y voir... La description de l'armée nationale viêtnamienne créée par les Français, en revanche, ne dit pas que celle-ci n'eut guère le loisir de faire ses preuves au combat, faute de temps et de contraintes politiques placées sur son organisation. L'action du Corps Expéditionnaire, en 1952, est vue comme "encourageante" en dépit du renforcement très net de l'armée viêtminh et des échecs précédents (RC 4, etc).
En octobre 1952, le Viêtminh lance donc son offensive en pays thaï et balaye assez facilement les bataillons thaïs servant du côté français. Pour protéger le repli des restes d'unités battues par le Viêtminh ou menacées d'être encerclées, le général Salan fait larguer le 6ème BPC de Bigeard à Tulé, afin de barrer la route aux assaillants. Un point de recueil est créé à Nasan et l'on forme le Groupement Opérationnel de la Moyenne Rivière Noire, le 20 octobre. Nasan n'est alors qu'une base arrière. L'opération Lorraine, qui commence le 29-30 octobre, est prévue pour détourner l'attention du Viêtminh en lui faisant croire à une manoeuvre sur Yen Bai, important centre logistique. Le Viêtminh est obligé de détourner des forces et les troupes françaises parviennent, pour l'essentiel, à effectuer le décrochage vers Nasan.
Le concept de base aéroterrestre voulue par le commandement français est censé répondre à la question délicate de la progression par les routes, devenues périlleuses comme le montre la défaite très lourde de la RC4 en 1950. Un ravitaillement exclusivement aérien est censé pallier au problème. Le concept consiste à créer une défense solide autour de la piste, mais les unités présentes doivent aussi, ensuite, sortir de la base pour rayonner aux alentours et gêner l'ennemi. Il s'agit déjà d'attirer Giap pour infliger une défaite au corps de bataille viêtminh, alors même que plusieurs autres môles défensifs sont formés, comme à La Chau.
Ce concept suppose évidemment des forces suffisantes en aviation pour l'entretenir. Or les chaînes de commandement armée de terre/aviation ne collaborent pas toujours comme il le faudrait en Indochine. En outre, les moyens aériens restent relativement faibles. Pourtant, un effort important est consenti pour alimenter et défendre la base de Nasan. La logistique, notamment pour les munitions et les constructions défensives, en est tributaire. Nasan est protégée par une double ceinture de points d'appui, une extérieure et une intérieure. Les environs de la base étant largement boisés, il faut procéder à d'intenses défrichements. Le génie réalise des travaux de fortification considérables malgré la présence d'un seul bulldozer ! L'artillerie française dispose encore d'une supériorité de feu car la division viêtminh 351 ne reçoit ses pièces lourdes via la Chine qu'en 1953. A Nasan, par ailleurs, les PA extérieurs dominent en hauteur les PA intérieurs et aucune hauteur dominante ne surplombe la ceinture extérieure, ce qui ne permet pas aux observateurs viêtminh de régler leurs tirs à loisir. Plusieurs bataillons d'élite (paras et Légion) forment une réserve au centre de la base pour procéder aux contre-attaques.
Le 23 novembre 1952, le Viêtminh attaque le PA 8, où se tient une compagnie du 3/5ème REI, en profitant de la confusion provoquée par le repli des bataillons thaïs vers la base. L'assaillant est finalement repoussé, mais non sans mal, notamment parce que le PA n'a pu bénéficier d'un appui d'artillerie, hors celui de la Compagnie de Mortiers de la Légion Etrangère. Le 30 novembre, après que la garnison française ait été renforcée par des 105, le Viêtminh attaque les PA 22bis et 24 après une préparation d'artillerie comprenant des mortiers de 120. Sur le premier PA, une compagnie du 2ème bataillon thaï reflue et il faut l'intervention de l'artillerie et du 2ème BEP pour reprendre le point d'appui. Une compagnie du II/6ème RTM tient le PA 24 face aux assauts viêtminh. Une autre attaque, dans la nuit du 1er au 2 décembre, vise les PA 21bis et 26, ce dernier dirigé par le bataillon du commandant Favreau (le père d'un des auteurs, donc), qui a fait disposer des barbelés sur les souches d'arbres de façon à contrer l'explosion des réseaux par les bangalores, et des micros achetés à titre privé pour détecter l'approche ennemie. 260 cadavres viêtminh sont retrouvés devant le PA.
Pour autant, peut-on parler comme le font les auteurs d'un "succès stratégique" (comme certains le font avec Dien Bien Phu...) ? Giap a certes voulu prendre Nasan et n'y est pas parvenu. Mais comme le rappelle les auteurs, Nasan bénéficiait d'avantages que l'on pouvait ne pas retrouver ailleurs, alors que le Viêtminh, lui, était désavantagé et a commis certaines erreurs. Le coût est lourd pour Giap avec au moins 3 000 tués et blessés. Pour les auteurs, la victoire de Nasan n'a pas été exploitée : Salan est pourtant pressé par les Américains, qui financent de plus en plus le coût de la guerre, et qui exigent un chef plus offensif. Les unités françaises rayonnent à partir de Nasan dès décembre 1952. En mai 1953, Salan est remplacé par Navarre. Or, le Viêtminh, gêné par Nasan, a construit des voies carrossables pour contourner la base et poursuivre son offensive dans le nord-ouest du Tonkin. Nasan est donc abandonnée en août 1953 : si tout le personnel est sauf, les Français doivent détruire un matériel conséquent, qu'ils ne peuvent rapatrier.
Giap tire, lui, plusieurs leçons de Nasan. Il renforcera l'appui logistique pour mieux alimenter la bataille, développera son appui-feu avec une division 351 bientôt rééquipée en pièces lourdes et avec une DCA plus puissante. Il comprend qu'il faut neutraliser en priorité le soutien aérien d'une base aéroterrestre, développer les assauts en vagues successives et non en assauts frontaux systématiques, concentrer ses forces sur un seul point et dominer en hauteur les installations adverses. Côté français, l'épine de Nasan n'a pas complètement empêché le Viêtminh d'occuper une partie du terrain visé. Le corps expéditionnaire manque tout simplement de moyens pour tenir le terrain mais aussi pour sortir de la base : Giap n'à qu'à "masquer" avec quelques-unes de ses divisions le camp pour progresser ailleurs. Nasan devient une sorte de modèle, et le changement de commandement laisser penser aux nouveaux arrivants, qui n'ont qu'une vue partielle de la bataille, qu'il est possible de rééditer la victoire défensive ailleurs. Les leçons trop superficielles de l'expérience, combinées à d'autres facteurs, conduisent à Dien Bien Phu.
Ce concept de môle aéroterrestre, comme le reconnaissent les auteurs en conclusion, n'était valable que sur le plan tactique, mais ne pouvait emporter la décision sur le plan stratégique (ce qui relativise aussi la "victoire stratégique" de Nasan avancée précédemment) tout simplement parce que les Français manquaient de tout, d'hommes, de matériel, d'avions. Les Français gagnent à Nasan parce que le Viêtminh n'a pas encore les moyens de faire mieux.
Etrange ouvrage, au final, qui par bien des côtés tente de réhabiliter la performance française pendant la guerre d'Indochine (hormis les fonds d'archives, la bibliographie secondaire p.201 montre une orientation certaine : ouvrages de Sergent, Salan, Trinquier, etc, des vétérans des guerres de décolonisation dont le moins que l'on puisse dire est que leurs récits ne sont pas vraiment des travaux d'histoire...) tout en diabolisant l'ennemi, mais qui reconnaît malgré tout que le succès de Nasan n'a été qu'éphémère et qu'il a en plus servi d'inspiration malsaine pour la suite des opérations, jusqu'à Dien Bien Phu. Malgré la présence des livres de C. Currey et d'un autre de Denise Artaud, on aurait aimé que les auteurs aient des perspectives plus larges, notamment sur l'adversaire viêtminh, les dimensions politiques et sociales du conflit, plutôt qu'ils ne tombent parfois dans les lieux communs sur le "Viêt", Giap ou Hô Chi Minh. Une réédition complète prenant en compte un éventail de publications plus larges, et notamment celles sur le Viêtminh (il y en a, cf les travaux de C. Goscha) serait bienvenue.