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Hélène CARRERE D'ENCAUSSE, Nicolas II. La transition interrompue, Paris, Fayard, 1996, 552 p.

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Hélène Carrère d'Encausse, historienne désormais assez âgée (plus de 80 ans...) et spécialiste de la Russie, est issue d'une famille géorgienne exilée après la révolution de 1917. Après s'être essayé à la prédiction dans L'Empire éclaté (où elle annonçait l'implosion de l'URSS en raison du poids montant des musulmans en Asie Centrale, ce qui s'est, au final, révélé inexact), elle revient à l'écriture de l'histoire. En 1996, elle signe une de ses biographies consacrées au dernier tsar en date, Nicolas II.

L'introduction donne le ton puisque Nicolas II, finalement, n'aurait eu, pour ainsi dire, pas de chance (!) : sa vie se résumerait à une tragédie personnelle et familiale. D'après l'historienne, la malchance de la Russie (!) tient à son histoire : élevée à l'école de Byzance, elle aurait été arrachée à l'Europe par les envahisseurs tatars (sic). D'où la course effrénée de la Russie vers la modernité, jusqu'à Nicolas II. Celui-ci aurait en vain tente d'amener son empire dans ce sens, handicapé par son respect inné pour l'autocratie. Le tout dans une poussée eschatologique qui rendait la catastrophe inévitable... et les fossoyeurs de l'URSS ne seraient finalement que les héritiers de la "transition interrompue" initiée par Nicolas II. Point sur lequel on peut être d'accord, toutefois : toute transition demande du temps, beaucoup de temps...



Pour Hélène Carrère d'Encausse, Nicolas II hérite, en 1894, d'une ensemble en bonne santé. La paysannerie est émancipée depuis 1861 et l'abolition du servage, même si des lenteurs retardent l'application réelle. La justice adopte des principes modernes sous l'égide du tsar Alexandre II en 1864. L'armée est basée sur la conscription et tente de se moderniser, elle aussi. Les enseignements primaire et secondaire sont développés. Les universités également, mais l'agitation estudiante conduit le pouvoir à maintenir la bride. L'abolition du servage, la conquête de l'Asie Centrale, le développement des voies de communication, notamment du chemin de fer, stimulent l'économie. L'industrie s'étend mais reste aussi concentrée en un certains nombre d'endroits. La Russie achève son expansion territoriale en Asie Centrale et dans le Caucase. La population atteint 125 millions d'habitants en 1897. Mais il y a aussi des problèmes : l'instabilité politique, liée à de nouvelles idées, notamment issues de la Révolution française et du romantisme allemand. Slavophiles et occidentalistes s'opposent. Les idées se radicalisent chez certains dès le milieu du XIXème siècle. Les anarchistes pratiquent les attentats terroristes et viennent ainsi à bout d'Alexandre II en 1881. Son successeur, Alexandre III, le père de Nicolas II, fait machine arrière. L'autocratie prime, et l'antisémitisme donne lieu aux premiers pogroms massifs, particulièrement violents. Si les ouvriers commencent à bénéficier d'une certaine législation, la paysannerie, elle, souffre, malgré l'abolition du servage. La Russie, à l'avènement de Nicolas II, est en pleine transition.

Nicolas, né en 1868, n'est en fait pas formé pour devenir souverain. De son père, il conserve l'attachement à l'autocratie. Tenu à l'écart des responsabilités par Alexandre III, ennuyé par la vie politique, il ne se plaît qu'à l'armée. Un tour du monde en 1890 lui fait frôler la mort au Japon, auquel il conservera une rancune tenace. Il parvient à forcer la main de son père pour épouser, en 1894, une princesse allemande, Alix de Hesse-Darmstadt. Alexandre III meurt cette année-là. Devenu tsar, Nicolas II épouse Alix, et le mariage impérial est terni par un accident qui entraîne la mort de centaines de personnes, lors d'un mouvement de foule en panique, à Moscou. Witte, choisi par le tsar, développe le potentiel économique de la Russie, qui attire les investisseurs. Nicolas II veut aussi rendre sa place à la Russie sur le plan internationale, et privilégie l'alliance française. L'impératrice, mal vue car allemande, sujette à une religiosité quasi hystérique, s'enferme bientôt dans ses palais. Dès 1899, les étudiants grognent, et les autorités choisissent la répression systématique. Le ministre de l'Intérieur Sipiaguine est assassiné en 1902 et Nicolas II le remplace par Plehve, qui réprime les soulèvements des paysans, des ouvriers, et même des nationalités comme les Finlandais. L'Okhrana manipule les syndicats, avant que Plehve ne soit assassiné en 1904.

Nicolas II compte sur une guerre pour raffermir le pays. Ne pouvant progresser sur le Bosphore, il se tourne vers l'Asie où ses ambitions vont rencontrer celles du Japon. Mais le Japon attaque par surprise la flotte russe à Port-Arthur, en février 1904, et remporte victoire sur victoire, non sans mal, sur terre et sur mer, jusqu'à Tsushima. Nicolas II doit accepter la paix de Portsmouth, qui limite les dégâts pour la Russie, sous l'égide du président Roosevelt. Aux défauts de l'appareil militaire russe s'ajoutent ceux de l'infrastructure de transport et la tension qui couve dans le pays. Nicolas II, plus assuré en politique étrangère, a voulu jouer au chef de guerre et a perdu. De même commet-il une énorme gaffe en signant avec Guillaume II l'alliance défensive de Björkö, en 1905, ce qui le met en porte-à-faux avec la France.

La nomination du prince Sviatopolsk-Milski,à la place de Plehve, semble annoncer un "printemps politique". Le marxisme pénètre en Russie, et même si les socialistes sont éclatées, la bourgeoisie libérale n'est pas encore organisé en force politique réelle, ce qui laisse le champ libre aux révolutionnaires. Nicolas II hésite, mais sur le conseil de certains ministres conservateurs, défend l'autocratie. L'armée tire sur la foule à Saint-Pétersbourg, en janvier 1905. La répression accélère la contestation, alors même que le souverain découvre que son unique héritier est hémophile.

Nicolas II doit concéder, quelques mois plus tard, une première forme de représentation, la Douma, encore bien restreinte. Il a été poussé à le faire car les mencheviks organisent un soviet à Saint-Pétersbourg. Witte, qui pilote la barque, est cependant impuissant à contenir le déferlement de haine antisémite de l'extrême-droite russe, centuries noires et autres organisations du même tonneau, qui multiplie les pogroms. Witte parvient néanmoins à obtenir un emprunt français et la première Douma élue siège en avril 1906. Mais Nicolas II la dissout rapidement : les députés conspuent ses ministres et l'assemblée devient un lieu de débats.

Stolypine remplace Witte. Homme de terrain, son caractère s'accorde bien avec celui du tsar. Visé par des attentats terroristes, Stolypine commence à faire le ménage, de façon à pouvoir mener à bien sa politique. La deuxième Douma de 1907 penche de plus en plus à gauche. Dissoute, elle laisse la place à une troisième Douma, qui permet enfin à Stolypine de conduire son projet de réforme rurale. Mais les résultats demeurent bien modestes pour donner aux paysans, en particulier les plus pauvres, plus de terres. Stolypine se heurte de plus en plus à la Douma, démissionne en 1911 avant de périr lui aussi assassiné. Le ministre n'a pu concilier autoritarisme et libéralisme, car le tsar lui-même n'était pas convaincu. La noblesse russe s'inquiète surtout de maintenir l'ordre et ses possessions, alors que les socialistes-révolutionnaires, eux, veulent nationaliser les terres ; pour d'autres socialistes, les paysans ne sont que la cinquième roue du carrosse... au crédit de Stolypine, on peut mettre la pérénité de la Douma, qui ne peut plus être supprimée.

Pour Hélène Carrère d'Encause, c'est alors que commencent "les années fatales". L'impératrice Alexandra, anxieuse pour son fils en raison de son hémophilie, s'entoure de charlatans et de bonimenteurs. Mais le moine Raspoutine, qui arrive à la cour en 1907, est d'un autre acabit. Il a l'avantage de savoir apaiser les crises de l'héritier, en l'empêchant notamment de prendre l'aspirine, qui est en fait contre-indiquée pour son mal... L'Eglise orthodoxe, qui ne discrédite pas le moine devenu de plus en plus influent, perd en crédibilité. Kokovtsev, le remplaçant de Stolypine, n'en a ni l'envergure, ni le charisme. Grèves et manifestations se multiplient en 1912-1913. Le bilan du tricentenaire des Romanov, en 1913, révèle la modernisation économique, mais aussi la crispation sociale. A la périphérie, les minorités et nationalités, Polonais, Ukrainiens, Tatars, se détachent d'un empire qui ne fait pas assez de concessions. A l'extérieur, la Russie joue à l'apprenti-sorcier dans les Balkans pour redorer son blason, mais se faisant, heurte profondément l'Autriche-Hongrie. Dès 1913, Nicolas II juge probablement une guerre européenne inévitable, et se méfie de Guillaume II, un cousin qui l'a trop souvent dupé.

C'est ainsi qu'en juillet 1914, Nicolas II procède à la mobilisation partielle, pour tenir ses engagements vis-à-vis de la France, en particulier. L'élan patriotique, en particulier contre l'Allemagne, semble un temps éclipser les tensions. Mais les premières défaites, notamment à Tannenberg, donnent déjà un lourd bilan au début de 1915. L'offensive de l'été amènent l'opinion à prendre conscience des insuffisances du commandement. Le 25 août, Nicolas II prend la tête de l'armée à Moghilev, emmenant son fils malade. Politiquement, c'est une erreur de taille, car le départ l'éloigne de la Douma et d'une impératrice en proie aux influences de Raspoutine. La progression allemande pose la question des nationalités, sur laquelle l'empire russe joue maladroitement. Lénine voit le levier que constitue ce ferment des nationalités. Le décret de mobilisation du 25 juin 1916 met le feu aux poudres en Asie Centrale. L'insurrection, là-bas, a déjà commencé. Alors même que l'armée russe se rétablit sur le front, mais que la situation politique, elle, demeure chaotique, de par l'absence du tsar. L'impératrice organise une valse des ministres, Raspoutine oeuvrant dans l'ombre.

Dans le cadre de la mobilisation pour l'effort de guerre, les ouvriers des usines d'armement ont été invités à participer aux réunions. La situation matérielle à l'arrière se dégrade de jour en jour et pousse les femmes dans la rue. Les membres de la Douma se rendent compte que le pouvoir est en train de glisser, progressivement, vers le peuple mécontent. Les proches de Nicolas II, en désespoir de cause, liquident physiquement Raspoutine, accusé de tous les maux. Les projets de complot se multiplient. Le tsar, revenu temporairement dans la capitale, est vite reparti auprès de l'armée.

L'hiver a été très rude à Petrograd. Les femmes descendent dans la rue pour réclamer du pain, bientôt suivies des étudiants et des ouvriers. Le 25 février, les manifestations enflent, et, moment décisif, une partie de la garnison rejoint les manifestants. La Douma récupère ce pouvoir venu de la rue, mais doit accepter à ses côtés la présence d'un soviet. Mais les deux instances ne vont pas coopérer. Le 2 mars, Nicolas II abdique, écarte également son fils du trône. La monarchie des Romanov a vécu.

Le gouvernement provisoire ne peut maintenir la monarchie. L'armée ne se désintègre pas immédiatement. Mais l'opinion publique, elle, est de plus en plus hostile à la guerre. Le général Kornilov souhaite rétablir l'ordre par la force, tandis que Lénine, rentré en Russie, s'efforce de récupérer le mouvement populaire. L'appui allemand est utilisé à bon escient, mais Lénine a tiré les leçons de 1905 : plus de compromis, il faut donner tout le pouvoir aux Soviets. Kerenski, qui dirige désormais un gouvernement provisoire déjà plus à gauche, tente de reprendre la main par une offensive, en juin, qui accélère la décomposition de l'armée. Les bolcheviks lancent une première insurrection en juillet, qui échoue. Mais quand Kerenski tente de manipuler Kornilov, ce sont eux qui fédèrent le camp socialiste pour arrêter les troupes sur la capitale. La suite est connue : les bolcheviks s'emparent du pouvoir, accélèrent la conclusion d'une paix séparée, distribuent la terre, affirment le droit à l'autodétermination des nationalités. Les Romanov, eux, sont détenus à Tsarkoïe Selo, palais devenu prison. En juillet, Kerenski les fait transférer à Tobolsk. Avec le déclenchement de la guerre civile, le Soviet d'Ekaterinbourg met la main sur la famille impériale et la détient dans la maison Ipatiev. D'autant que l'affrontement éclate avec les socialistes-révolutionnaires en juillet : ils prennent Samara avec la légion tchèque, tandis qu'en Sibérie, à Omsk, s'installe un autre foyer contre-révolutionnaire. Dans la nuit du 6 juillet 1918, les bolcheviks massacrent toute la famille impériale, probablement pour signifier, ainsi, l'irréversibilité de la révolution.

Personnalité tourmentée que celle de Nicolas II, que l'on compare volontiers à Louis XVI. Mais celui-ci ne connait pas de tragédie personnelle ou de sens de la fatalité. En revanche, le royaume de France était-il dans un meilleur état que la Russie de Nicolas, comme semble le croire l'historienne, citant Pierre Gaxotte, l'historien de l'Action Française (!) ? On peut s'interroger. Nicolas II, profondément attaché à l'autocratie, n'a pas su résoudre la crise politique qui existait déjà avant son règne. Il n'a pu accomplir ses ambitions en politique extérieure faute d'avoir compris les ressorts profonds de l'agitation politique et sociale en Russie. Coupé des élites culturelles, Nicolas II a, selon Héléne Carrère d'Encausse, manqué de temps pour achever la transition.

L'ouvrage laisse une impression mitigée. D'abord parce qu'il annonce d'emblée une comparaison en filigrane avec la situation de la Russie au sortir de la chute de l'URSS, qui semble conditionner la lecture du règne de Nicolas II. La biographie, d'ailleurs, souffre d'un autre problème : en réalité, l'historienne traite plus du contexte, des événements intérieurs ou extérieurs, que du personnage lui-même, qui demeure relativement en retrait -presque plus que l'impératrice et Raspoutine. Outre les écarts un peu simplistes que l'on peut repérer en introduction ou en conclusion, la thèse principale de l'auteur, a savoir que la Russie de Nicolas II était sur le chemin d'une transition réussie, n'eut été la guerre et la révolution, n'arrive pas à convaincre, parce que l'historienne a un parti pris évident en faveur de tout ce qui n'est pas bolchevik. En découle une vision peut-être un peu trop lisse, et d'ailleurs parfois un peu trop générale, faute d'exemples suffisamment précis, de la Russie tsariste au début du XXème siècle. 




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