Article publié simultanément sur le site de l'Alliance Géostratégique.
Merci à Jean-Baptiste Beauchard, du blog Géopolitique du Proche-Orient, pour ses conseils de lecture et ses remarques.
L'insurrection syrienne n'est pas qu'un énième épisode de ce que l'on a appelé, dès 2011, le « printemps arabe ». Elle révèle au contraire les failles profondes de la société, de l'économie et la politique syrienne, liées à la mainmise du pouvoir, en 1970, d'Hafez el-Assad et de son clan alaouite. Ces failles, moins visibles sous le règne d'Hafez el-Assad, se sont rouvertes et accrues après l'accession au pouvoir de son fils Bashar en 2000. Initialement révolte sociale contre un régime clientéliste et corrompu, la contestation s'est transformée en moins d'une année en guerre civile communautaire par la réactivation de peurs remontant aux épisodes traumatisants du XXème siècle et au-delà, pour les alaouites, les sunnites ou les minorités syriennes. On ne s'étonnera pas alors du déchaînement actuel de violence, sur fond de possible emploi d'armes chimiques et d'un jeu régional largement déterminé par les intérêts des grandes puissances -Iran et Russie d'un côté, Etats-Unis, Arabie Saoudite et Qatar de l'autre, notamment.
Merci à Jean-Baptiste Beauchard, du blog Géopolitique du Proche-Orient, pour ses conseils de lecture et ses remarques.
L'insurrection syrienne n'est pas qu'un énième épisode de ce que l'on a appelé, dès 2011, le « printemps arabe ». Elle révèle au contraire les failles profondes de la société, de l'économie et la politique syrienne, liées à la mainmise du pouvoir, en 1970, d'Hafez el-Assad et de son clan alaouite. Ces failles, moins visibles sous le règne d'Hafez el-Assad, se sont rouvertes et accrues après l'accession au pouvoir de son fils Bashar en 2000. Initialement révolte sociale contre un régime clientéliste et corrompu, la contestation s'est transformée en moins d'une année en guerre civile communautaire par la réactivation de peurs remontant aux épisodes traumatisants du XXème siècle et au-delà, pour les alaouites, les sunnites ou les minorités syriennes. On ne s'étonnera pas alors du déchaînement actuel de violence, sur fond de possible emploi d'armes chimiques et d'un jeu régional largement déterminé par les intérêts des grandes puissances -Iran et Russie d'un côté, Etats-Unis, Arabie Saoudite et Qatar de l'autre, notamment.
Du
mandat français à l'Etat clientéliste et alaouite
Le
Proche-Orient avait été partagé, après la fin de la Première
Guerre mondiale et de l'Empire ottoman, entre la France et la
Grande-Bretagne1.
Ces deux puissances y découpent différents Etats. En 1945, la Syrie
et le Liban deviennent indépendants, tandis que la Palestine,
séparée entre parties juive et arabe, voit cette dernière annexée
par le royaume de Transjordanie. Les tentatives séparatistes ont été
écrasées et l'intégrité territoriale des Etats découlant du
mandat français ou britannique a été préservée. La guerre froide
n'avait pas remis ce processus en question : il a fallu attendre
le projet de « Grand Moyen-Orient » des Américains
suite aux attentats du 11 septembre 2001 et surtout le déclenchement
des printemps arabes en 2011 pour voir cet équilibre bouleversé. La
Syrie, comme le Liban ou la Jordanie, est née quasiment en même
temps que l'Etat d'Israël et le conflit israëlo-arabe continue de
façonner la construction politique ou économique. Progressivement,
l'Etat a perdu en légitimité faute de redistribution suffisante,
renforçant les solidarités communautaires en lieu et place de
l'unité nationale.
Le
découpage du Proche-Orient après la Première Guerre mondiale
relève de stratégies internationales2.
Les Britanniques souhaitent protéger le canal de Suez. Les Français
veulent préserver leurs intérêts économiques, politiques,
religieux. La Turquie a joué un rôle certain par les conquêtes de
Mustapha Kemal, entre 1920 et 1923, qui ont mordu en grande partie
sur le mandat français de Syrie. Les Britanniques eux, ont contenu
les Saoudiens pour éviter qu'ils ne remontent trop au nord vers la
Syrie et qu'ils ne coupent l'axe Haïfa-Bagdad. Les marges du
territoire syrien (montagnes et confins désertiques) ont toujours ou
presque abrité les minorités. Les Français isolent les villes de
l'intérieur, majoritairement sunnites et à tendance nationaliste,
en s'appuyant sur la montagne alaouite au nord-ouest et sur les
minorités non arabes au nord-est du mandat3.
Les
puissances mandataires s'étant appuyées sur les minorités, les
nouveaux Etats vont jouer la cart de l'unité nationale pour
dissoudre les tendances communautaires. En Syrie, le communautarisme
politique est aboli dès 1950. Le nationalisme arabe est utilisé
comme nouvelle idéologie pour vaincre les différences religieuses :
mais il rejette les minorités non arabes (Kurdes et Turkmènes en
Syrie, essentiellement), et menace de dissolution les Etats impliqués
dans un ensemble panarabe. La Syrie, qui a rallié la République
Arabe Unie de l'Egypte en 1958, s'en détache en 1961 de peur d'être
phagocytée. Les 600 000 bédouins de Syrie, semi-nomades, sont
forcés de se sédentariser en raison du découpage des frontières.
De fait, en Syrie, la construction nationale n'a pas éclaté jusqu'à
l'insurrection de 2011, mais les tensions communautaires se sont
avivées avec l'échec des idéologies nationaliste arabe et
progressiste.
Fabrice
BALANCHE, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme,
clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient »,
L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le 18
novembre 2010. URL : http://espacepolitique.revues.org/index1619.html
. |
En
Syrie, le régime de Bachar el-Assad, pour se maintenir au pouvoir,
utilise le clientélisme politique, la violence brute ou le soutien
communautaire seuls étant insuffisants. Le pouvoir est confisqué
par un ensemble alaouite venu de la montagne côtière. Hafez
el-Assad a utilisé la politique de développement pour son
clientélisme. Il lui fallait faire oublier son origine alaouite dans
un pays où les sunnites représentent 80% de la population, sans
parler des chiites duodécimains : ils ont tous en commun de
considérer les alaouites comme des hérétiques. Les militaires
alaouites qui ont soutenu Hafez el-Assad dans son coup d'Etat
investissent le parti Baas : la confiscation du pouvoir
politique entraîne un repli communautaire dans la population. La
guerre du Kippour en 1973 justifie le pouvoir d'Hafez el-Assad. Les
paysans et les ouvriers sans terre soutiennent le régime bassiste
dès les années 1960 et d'autres groupes sociaux les rejoignent dans
la décennie suivante. Mais à partir de 1991, le secteur publique
hypertrophié et en crise économique ne suffit plus. Le secteur
privé devient le moteur de l'économie.
Bachar
el-Assad accentue ensuite la libéralisation dans le sens d'un
« crony capitalism »4.
La bourgeoisie commerçante est intégrée dans les réseaux du
clientélisme alaouite au pouvoir. Rami Makhlouf, le cousin germain
de Bachar, est l'illustration de cette alliance. La Syrie connaît
une reprise économique grâce aux investissements des pays du Golfe,
aux remises des expatriés, l'ouverture économique favorisant les
commerçants et non les producteurs. Mais les campagnes
s'appauvrissent, tout comme le nord-est, ancien front pionnier, dont
les habitants viennent grossir le flot de la misère dans les
faubourgs des grandes villes. Les alaouites voient leur statut
dégradé dans un système public négligé. L'intégration syrienne
dans la sphère des pétromonarchies du Golfe favorise la bourgeoisie
sunnite, ce qui remet en cause un des fondements du régime, dominé
par les alaouites. Ceux-ci constituent la voûte de l'édifice bâti
par le clan Assad : ils ont investi Damas et sont extrêmement
dépendants de l'Etat.
Qui
sont les alaouites ?
Les
alaouites sont une secte musulmane chiite hétérodoxe, qui
représente à peu près 10% de la population syrienne5.
C'est tout le paradoxe d'une Syrie qui recèle une grande diversité
ethnique et confessionnelle, mais où l'on trouve quand même plus de
60% de musulmans sunnites, d'être dominée par les alaouites. On a
souvent prédit, depuis le début du règne de Bachar el-Assad,
l'effondrement du régime syrien : après le retrait du Liban en
2005, par exemple. Or celui-ci tient, et notamment de par la force et
la cohésion de l'asabbiya (groupe de solidarité politique ou
économique) qui ne comprend d'ailleurs pas que des alaouites, et ce
depuis des années.
Les
alaouites n'ont été reconnus comme musulmans par les sunnites qu'en
1936, et par les chiites duodécimains en... 1973. Comme d'autres
montagnards, ils sont organisés sur le mode tribal. Mais leur
caractère sédentaire fait primer les liens de voisinage sur les
liens du sang. Les tribus sont organisées en quatre fédérations,
regroupant 80% des alaouites syriens. Les tribus shamsites (de shams,
le soleil, symbole de Mahomet) sont favorisées sous le mandat
français par rapport aux tribus qamarites (de qamar, la lune,
symbole d'Ali). Les Ottomans puis les Français recherchent des
interlocuteurs parmi les représentants des fédérations, qui sont
souvent des chefs de tribus6.
En
1947, il y a 340 000 alaouites en Syrie, soit 11% de la population.
Ils étaient estimés à 900 000 en 1980, soit environ le même
pourcentage. Les chiffres sont plus difficiles à établir ensuite
avec la suppression des statistiques communautaires. Aujourd'hui, le
poids relatif de la communauté alaouite à probablement diminué :
peut-être 10 % de la population et 1,8 millions de personnes. En
1946, 80% des Alaouites habitent la montagne côtière, le djebel
Ansarieh, où ils représentent plus de 60% de la population. Les
autres se situent à l'est de l'Oronte, puis avec l'exode rural au
XXème siècle, certains gagnent les villes, Homs ou Hama. A
l'indépendance, il n'y a que 4 200 alaouites à Damas. Depuis
l'installation au pouvoir du parti Baas, en 1963, les Alaouites ont
migré vers Damas : militaires, fonctionnaires et leurs familles
notamment. Depuis les années 1990, les alaouites sont majoritaires
dans quasiment toutes les villes côtières, et sont regroupés dans
le monde rural au sein d'une zone bien délimitée. Lattaquié est en
quelque sorte la capitale du pays alaouite7.Les
alaouites occupent une place marginale dans l'industrie et le
commerce privé. La bourgeoisie économique et urbaine, sunnite ou
chrétienne, a en effet résisté à l'arrivée au pouvoir du parti
Baas et s'est renouvelée. C'est aussi que, par tradition, les
alaouites se sont isolés pour échapper aux persécutions. L'arrivée
au pouvoir d'Hafez el-Assad les affuble d'un préjugé négatif
puisqu'on les accuse d'être liés au régime.
Le
8 mars 1963, un coup d'Etat porte au pouvoir des officiers des
minorités, essentiellement, issus de la bourgeoisie rurale des
provinces périphériques. Baasistes, les officiers se démarquent
donc aussi bien des Frères Musulmans que des communistes. Mais les
alaouites éliminent leurs alliés et l'arrivée au pouvoir d'Hafez
el-Assad marque le triomphe d'une asabbiya communautaire et
non plus politique. La suprématie de celle-ci a été la conséquence
de l'installation des proches du pouvoir au sein de l'Etat -dont fait
partie l'armée. Hafez a tissé un réseau avec les autres tribus
alaouites et d'autres communautés, via les institutions de l'Etat
moderne et les structures traditionnelles. Les alaouites originaires
du fief du clan Assad sont aux postes de commande : en 1992, 7
des 9 divisions de l'armée sont commandées par des généraux
alaouites. La situation se retrouve dans les grades inférieurs. Sous
le mandat, les Français ont favorisé les minorités, dont les
alaouites, se défiant des Arabes sunnites qu'ils jugeaient trop
enclins aux idées nationalistes. En 1945, un tiers de l'Armée du
Levant en Syrie et au Liban est composé d'alaouites.
Après
le coup d'Etat de 1963, la moitié des 700 officiers sunnites limogés
est remplacée par des alaouites. Dès avant celui-ci, pas moins de
65% des sous-officiers de l'armée étaient déjà des alaouites8.
Le parti Baas a joué un rôle complémentaire à celui de l'armée
dans la formation de l'asabbiya alaouite et de ses réseaux.
Hafez el-Assad a su jouer aussi du ralliement des structures
religieuses traditionnelles pour contenir le mécontentement social.
L'instrumentalisation du religieux, chez les alaouites, passe par le
rappel des persécutions et le souvenir des attentats commis par les
Frères Musulmans entre 1979 et 1982. La communauté a alors fait
bloc derrière le régime, mais il faut rappeler que tous les
alaouites ne soutiennent pas forcément le pouvoir des Assad. La
prospérité économique entre 1973 et le milieu des années 1980 a
masqué les inégalités et la paupérisation des couches populaires.
Le défaut principal du clientélisme entretenu par l'asabbiya
est que des réseaux concurrents peuvent menacer le pouvoir central :
on l'a bien vu avec la révolte de Rifat, le frère de Hafez, en
1983-1984, et c'est probablement aussi ce qui explique le limogeage,
en 1998, d'Ali Douba, le trop puissant chef des services de sécurité.
Les difficultés économiques posent problème y compris pour les
éléments qui font la base du régime : sous Bachar, si les
officiers sont alaouites, la majorité des troupes est probablement
sunnite, contrairement à la situation qui prévalait au moment du
coup d'Etat de 1963. Le caractère minoritaire du régime, le
complexe de forteresse assiégée des alaouites, entraînent une
intransigeance certaine aussi bien sur les plans intérieur
qu'extérieur.
Fabrice
BALANCHE, « Syrie : guerre civile et internationalisation du
conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013,
p.87-110. |
Le
régime syrien, par ailleurs, sort affaibli de son retrait au Liban
en 2005, suivi de la victoire, en mai-juin, aux élections
législatives, d'une coalition antisyrienne piloté par le fils de
Rafik Hariri, le dirigeant sunnite assassiné. Israël n'est pas
étrangère à l'éviction syrienne du Liban, ne considérant plus la
Syrie comme un facteur de stabilité sur place au moins depuis 2001.
Mais celle-ci ne tarde pas à regagner du terrain. Ce qui inquiète
Israël pour sa frontière nord de par l'alliance de la Syrie avec
l'Iran et le Hezbollah. En réalité, comme le montre la
guerre de 2006 contre Israël, le Hezbollah tend à prendre le rôle
qu'occupait précédemment la Syrie au Liban. Pour rétablir
l'équilibre avec une Syrie gonflée à bloc par le succès du
Hezbollah, qu'elle a soutenu, l'aviation israëlienne frappe
une installation nucléaire syrienne construite avec l'aide des
Nord-Coréens en septembre 20079.
Quand
la contestation sociale et politique devient guerre civile
communautaire
En
mars 2011, à Deraa, une douzaine d'adolescents est arrêtée,
emprisonnée et torturée pendant trois semaines pour avoir écrit
des slogans antirégime sur les murs de la ville10.
L'évidente maladresse des moukhabarat (services de
renseignement) de la province a entraîné la révolte de celle-ci,
étendue ensuite au reste du pays. Le 30 mars, Bachar el-Assad ajoute
une maladresse supplémentaire en affirmant que cette révolte est un
complot de l'étranger, ce qui lui vaut une déclaration de guerre en
bonne et due forme des Frères Musulmans, soutenus discrètement par
le Qatar.
Dès
le départ, la révolte est d'abord sociale, face à la corruption du
système. A Deraa, les révoltés saccagent les bâtiments du
renseignement mais aussi ceux qui incarnent le « crony
capitalism », comme les entreprises de Makhlouf11.
Bashar el-Assad, en accroissant la libéralisation de l'économie, a
négligé l'appauvrissement de la population, la sécheresse
dévastatrice dans les campagnes entre 2007 et 2010, pariant sur le
tourisme pour résoudre les problèmes, en vain. La révolte naît
dans la province de Deraa, qui n'est pas connue pour être un foyer
de contestation, mais où les canaux du clientélisme se sont
asséchés depuis l'arrivée au pouvoir de Bachar. Le mouvement se
propage dans les quartiers populaires de Damas, Banias et Lattaquié.
Ce sont les quartiers populaires sunnites qui se soulèvenet, les
alaouites, au contraire, formant la plupart de l'effectif des milices
pro-régime qui écrasent les manifestations.
Comme
les autres régimes arabes, Bachar a tenté de prendre des mesures
sociales d'urgence pour éteindre le feu. Mais en Syrie, le problème
est aggravé par la tension démographique et par la question de
l'accès à l'eau. Les demandes de réforme ont donc rapidement
laissé la place à une contestation beaucoup plus fondamentale du
régime. Bashar a levé l'état d'urgence, mis en place après le
coup d'Etat de 1963 (!), le 19 avril 2011, mais de manière
symbolique. Les projets de réforme de constitution et d'ouverture
politique sont pilotés par le parti Baas. L'opposition syrienne est
divisée entre les marxistes, la deuxième génération qui défend
les droits de l'homme, et les islamistes, Frères Musulmans ou
salafistes. Elle se divise aussi entre intérieur (Comités de
coordination locaux) et extérieur (Conseil National Syrien). Le CNS,
lancé le 2 octobre 2011, devait être le relais de l'intérieur :
mais il est vite passé sous la coupe des Frères Musulmans exilés
après 1982. Les Kurdes dont constitué leur propre Conseil National
Kurde en décembre 2011. Ceux-ci ont finalement pactisé avec le
régime pour obtenir plus d'autonomie tout en refusant de combattre
aux côtés de l'Armée Libre Syrienne. Le CNS n'a pas réussi non
plus à se gagner les minorités en raison de la domination des
Frères Musulmans12.
Les
Etats-Unis et le Qatar créent en remplacement, en novembre 2012, la
Coalition Nationale Syrienne, mais le CNS reste prépondérant.
L'Armée Syrienne Libre n'a reconnu l'autorité du CNS qu'en novembre
2011, mais elle est elle-même divisée. Les groupes salafistes sont
nombreux et reçoivent l'apport de volontaires venus de l'étranger.
Dès lors, la guerre civile s'installe et cet état de fait est
quasiment reconnu par la communauté internationale en juin 2012. Les
rebelles sont de plus en plus armés par les pétromonarchies du
Golfe qui veulent faire barrage à l'Iran. Le régime, lui, est
soutenu par Moscou et Téhéran, ce qui lui permet de ne pas
succomber, mais il ne peut pas non plus vaincre militairement la
rébellion. Le conflit s'enlise dans une guerre civile communautaire
de basse intensité.
Homs
symbolise la dérive communautaire du conflit. La troisième ville du
pays (800 000 habitants) compte 65% de sunnites, 25% d'alaouites, 10%
de chrétiens et quelques milliers de chiites duodécimains. Les
alaouites se sont installés sous le mandat français et la
cohabitation se faisait bon an, mal an, la ville n'ayant pas connu
par exemple les affres de la révolte des Frères Musulmans entre
1979 et 1982. Les manifestations ont eu lieu très tôt, dès le
printemps 2011 : la répression qui s'ensuit entraîne la
militarisation des rebelles. L' Armée Libre Syrienne investit
certains quartiers dont celui de Babr Amr, spécialisé dans la
contrebande avec le Liban, ce qui permet de bénéficier d'une aide
logistique. Pourquoi le régime a-t-il attendu février 2012 avant de
se lancer à la reconquête de la ville ? Fabrice Balanche émet
l'hypothèse que le régime a sciemment laissé la population sous la
coupe des rebelles, pour favoriser le mécontentement, et le
regroupement des insurgés qui se sentent en confiance devant
l'absence de réaction de l'armée, ce qui permet de les écraser
ensuite plus facilement avec des moyens conventionnels13.
La chute de la ville est effectivement rapide mais le combat se
poursuit en milieu urbain, propice à la guérilla. Les massacres de
civils se multiplient à partir de l'été 2012, d'abord dans le
centre du pays, puis à la périphérie de Damas. Le régime cherche
probablement à terroriser la population pour la garder dans son
camp, face à des rebelles soutenus par des infiltrations de
combattants djihadistes, notamment à partir du Nord-Liban où les
réseaux saoudiens combattent l'influence du Hezbollah.
L'échec
de la stratégie de Bachar el-Assad au cours de la première année
de guerre (2011-2012)
La
stratégie de Bachar el-Assad consiste, au départ, à garantir les
principales lignes de communication du pays, sur l'axe nord-sud
Alep-Damas14.
Le noeud rebelle de Homs coupe cette artère, mais pas sur le plan
logistique. Homs est importante car c'est le point de rencontre des
autoroutes qui partent vers l'intérieur ou la bande côtière. La
masse de manoeuvre du régime, qui repose d'abord sur le noyau
d'élite de l'armée, ne permet de mener qu'une opération
d'isolement et de nettoyage pour une ville à la fois. Une fois les
agglomérations sécurisées, le régime tente de les tenir avec des
forces de sécurité ou des milices. Mais la stratégie se heurte à
l'épine de Homs.
Fabrice
BALANCHE, « Syrie : guerre civile et internationalisation du
conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013,
p.87-110. |
Dès
mars 2011, après les premiers incidents à Deraa, l'armée syrienne
ouvre le feu sur les manifestants. La 4ème division blindée, unité
d'élite, y est engagée. Les troubles s'étendant aux autres villes,
le régime coupe l'eau et l'électricité à Deraa, établit des
checkpoints autour de la cité, puis lance des unités
blindées et mécanisées à l'assaut le 25 avril. La ville est prise
après cinq jours de combats. Les forces de sécurité ont tué 45
personnes et en ont arrêté des centaines d'autres. Bachar el-Assad
tire alors probablement la conclusion erronée que l'emploi de la
force peut permettre d'écraser le mouvement15.
Au
centre de la Syrie, la ville de Hama, où les massacres sectaires
avaient atteint leur paroxysme lors de la révolte des Frères
Musulmans en 1982, n'est secouée par l'insurrection qu'en juin 2011.
Après avoir évacué la ville fin juin, probablement dans le cadre
d'un repli tactique, les chars et les véhicules blindés y entrent
un mois plus tard, au début du Ramadan. Durant les trois premiers
jours, la place centrale est pilonnée et plus de 200 personnes sont
tuées. Il faut deux semaines pour nettoyer la ville et comme à
Deraa, le régime a l'impression de voir sa stratégie de conquête
des cités validée.
Homs
va briser cette stratégie. La ville a été l'un des points de
départ de la contestation. L'armée y tue en avril de nombreux
manifestants. Le 6 mai, les unités blindées qui ont encerclé la
ville y pénètre pour procéder au nettoyage. Après avoir mené les
opérations à Deraa, Homs et Banias, sur la côte, le régime
affirme, le 9 mai, avoir repris la situation en main. En réalité,
l'opposition s'exacerbe à Homs après le retrait de l'armée, une
semaine après l'investissement des lieux. L'insécurité se
manifeste par de nombreuses embuscades ; en août, les forces de
sécurité se concentrent sur Hama et Lattaquié, et ne peuvent
répliquer à Homs avant septembre. Le district de Ratan, dans la
province, est alors devenu le foyer de la contestation du régime.
L'ancien ministre de la Défense Mustafa Tlas en est issu de même
que de nombreux officiers sunnites. Les déserteurs forment la
brigade Khaled ibn al-Walid autour de Homs, au sein de l'Armée
Syrienne Libre. Ils s'emparent de la maison du chef du renseignement
local, mènent deux embuscades au nord de Homs et capturent un
colonel de l'armée.
Le
27 septembre, les forces de sécurité, avec 250 véhicules blindés,
mettent le siège devant Rastan pendant quatre jours. La reprise de
Rastan montrent les faiblesses de l'Armée Syrienne Libre comparées
à la rébellion libyenne : à ce moment-là, celle-ci n'a pas
de base arrière stable et elle est composée d'une partie seulement
de défecteurs couplés à des insurgés locaux, contrairement aux
unités entières qui avaient fait défection en Libye pour rejoindre
la rébellion. En outre l'armement reste léger16.
A
Damas, malgré un début d'insurrection dans les faubourgs sud-ouest
et nord-est, le régime garde le contrôle de la capitale. Cela est
dû, notamment, à la présence de la Garde Républicaine,
historiquement dédiée à l'écrasement des troubles intérieurs,
mais aussi au fait qu'une partie de la population soutient le régime.
Il faut attendre la mi-novembre 2011 pour voir l'Armée Syrienne
Libre mener une attaque sur le QG du renseignement de l'armée de
l'air dans le faubourg de Harasta, au nord-ouest.
Dans
la région côtière, dominée par les alaouites, les manifestants
sont d'abord contrés, à Lattaquié notamment, par les milices
shahiba soutenues de près ou de loin par les forces de
sécurité. Celles-ci procèdent ensuite, courant 2011, à
l'expulsion progressive des sunnites qui n'ont pas encore tous fui de
la bande côtière. Le régime a également réagi très vite à
Banias, où avait éclaté des manifestations, en envoyant rapidement
les forces de sécurité. Preuve de l'importance attachée à la
bande côtière alaouite. Les forces de sécurité entrent à Banias
dès le 7 mai.
La
province septentrionale d'Idlib offre une résistance sérieuse au
régime dès le début 2011. Des soldats sont tués dans des
accrochages dès le mois de juin. Idlib a une zone frontalière avec
la province d'Hatay en Turquie. L'armée connaît des défections et
les forces de sécurité subissent des revers. Les déserteurs jouent
probablement un rôle dans ces succès mais la province a aussi été
le théâtre de révoltes entre 1979 et 1982, et la population,
violemment réprimée, a des comptes à régler avec le régime.
L'armée syrienne réagit massivement en isolant les approches ouest
tout en attaquant à l'est et au sud avec plus de 200 véhicules
blindés et des hélicoptères de combat. Elle repousse ce faisant
plus de 10 000 personnes en Turquie. Une véritable guérilla
s'installe à l'automne 2011, adossée au sanctuaire turc par lequel
transite l'appui logistique. A l'est, l'armée positionne dès
juillet 2011 les unités mécanisées à l'extérieur des villes,
après les défections survenues dans la province d'Idlib.
Dès
la fin 2011, la stratégie de reconquête des villes montre ses
limites en raison de l'insuffisance des troupes engagées pour tenir
le terrain, faute d'effectifs. La réaction du régime a empêché la
rébellion de s'organiser rapidement, mais n'a pas éteint tous les
foyers de contestation. La violence sectaire dans et autour de Homs
annonce la guerre civile à venir qui s'épanouit en 2012.
Le
retour de peurs communautaires refoulées
On
voit bien, ainsi, que le soulèvement syrien, transformé en guerre
civile, n'a rien d'un énième domino du printemps arabe17.
La contestation sociale est d'ailleurs partie de bastions sunnites
traditionnels du régime (à Deraa), les vieux soutiens du coup
d'Etat de 1963. Le verrouillage des sphères politique et militaire a
pourtant permis au régime de limiter le nombre de défections dans
les hauts gradés et les hauts représentants du parti Baas, ce qui
n'est pas le cas pour les officiers subalternes, les sous-officiers
de l'armée et même les soldats. Le repli communautaire se nourrit
de l'instrumentalisation de représentations historiques refoulées
par rapport aux autres communautés. Les minorités ont peur d'un
islam sunnite revanchard, et l'influence notable des Frères
Musulmans dans le CNS inquiète. Les leaders chrétiens sont donc aux
côtés du régime. Les troubles dans la province d'as-Suwayda,
dominée par les Druzes, et dans les discrits ismaëliens de la
province de Hama ont été limités. D'autant plus que les réseaux
qataris et saoudiens, sunnites, arment l'opposition. Les Kurdes
craignent le soutien de la Turquie au CNS et à l'Armée Syrienne
Libre. Les nationalistes syriens n'avaient pas hésité à déplacer
30 000 paysans kurdes pour éviter la formation d'un problème kurde
au nord-est. Hafez el-Assad avait su pourtant jouer de la question
kurde en accueillant sur son sol le PKK, avant de livrer son chef
Abdullah Ocalan à la Turquie en 1998. D'où la politique conciliante
du régime dès le début de la révolte, qui semble porter ses
fruits, puisque les liens entre les Kurdes et le CNS sont plus que
ténus. Pour mobiliser entièrement les alaouites, loin d'être
entièrement derrière le régime en mars 2011, le pouvoir a réactivé
le souvenir des massacres de la révolte des Frères Musulmans. Les
exactions commises par les milices pro-Assad, surtout composées
d'alaouites, ont relancé à contrario chez les sunnites le souvenir
des massacres sectaires de 1982, accentuant le repli communautaire.
Le régime joue de la stratégie de la terreur, déjà utilisée
entre 1979 et 1982, pour limiter, paradoxalement, le nombre des
victimes. Le pouvoir tente de se présenter en rempart contre le
chaos et/ou contre les islamistes, l'insécurité s'étant envolée,
de par la libération de milliers de détenus de droit commun, dont
l'activité s'ajoute aux trafics anciens. Cette stratégie peine
cependant à fonctionner sur le plan international : la menace
posée à la domination du pouvoir par les alaouites risque fort de
pousser le clan Assad jusqu'à la dernière extrêmité pour éviter
de succomber et de perdre les acquis d'une construction vieille de
près d'un demi-siècle.
Bibliographie :
Fabrice
BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre
Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.
Fabrice
BALANCHE, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme,
clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient »,
L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le 18
novembre 2010. URL : http://espacepolitique.revues.org/index1619.html
.
Fabrice
BALANCHE, « Syrie : guerre civile et internationalisation du
conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013,
p.87-110.
Isabelle
FEUERSTOSS, « Guerre civile en Syrie : le retour du refoulé »,
in Politique étrangère 3/2012, p.601-613.
Joseph
HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and
regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute
for the Study of War, décembre 2011.
Eyal
ZISSER (2009), The Israeli–Syrian–Lebanese Triangle: The
Renewed Struggle over Lebanon, Israel Affairs, 15:4, 397-41.
1Fabrice
Balanche, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme,
clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient »,
L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le
18 novembre 2010. URL :
http://espacepolitique.revues.org/index1619.html
2Fabrice
Balanche, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme,
clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient »,
L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le
18 novembre 2010. URL :
http://espacepolitique.revues.org/index1619.html
3Isabelle
Feuerstoss, « Guerre civile en Syrie : le retour du refoulé »,
in Politique étrangère 3/2012, p.601-613.
4« Capitalisme
des copains », comme l'explique Fabrice Balanche.
5Fabrice
BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre
Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.
6Fabrice
BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre
Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.
7Fabrice
BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre
Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.
8Joseph
HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and
regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute
for the Study of War, décembre 2011.
9Eyal
ZISSER (2009), The Israeli–Syrian–Lebanese Triangle: The
Renewed Struggle over Lebanon, Israel Affairs, 15:4, 397-41.
10Fabrice
Balanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du
conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013,
p.87-110.
11Une
plaisanterie syrienne qui circule avant l'insurrection montre bien
comment la population appréhende ces riches hommes d'affaires liés
au pouvoir : « « Si tu veux t’enrichir en Syrie, soit
tu dois être un voleur soit un Makhlouf ». In Fabrice Blanche,
« Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit »,
in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.
12Fabrice
Balanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du
conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013,
p.87-110.
13Fabrice
Balanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du
conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013,
p.87-110.
14Joseph
HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and
regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute
for the Study of War, décembre 2011.
15Joseph
HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and
regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute
for the Study of War, décembre 2011.
16Joseph
HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and
regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute
for the Study of War, décembre 2011.
17Isabelle
FEUERSTOSS, « Guerre civile en Syrie : le retour du refoulé »,
in Politique étrangère 3/2012, p.601-613.