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Syrie : la domination alaouite au défi d'une guerre civile communautaire

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Article publié simultanément sur le site de l'Alliance Géostratégique. 

Merci à Jean-Baptiste Beauchard, du blog Géopolitique du Proche-Orient, pour ses conseils de lecture et ses remarques.

L'insurrection syrienne n'est pas qu'un énième épisode de ce que l'on a appelé, dès 2011, le « printemps arabe ». Elle révèle au contraire les failles profondes de la société, de l'économie et la politique syrienne, liées à la mainmise du pouvoir, en 1970, d'Hafez el-Assad et de son clan alaouite. Ces failles, moins visibles sous le règne d'Hafez el-Assad, se sont rouvertes et accrues après l'accession au pouvoir de son fils Bashar en 2000. Initialement révolte sociale contre un régime clientéliste et corrompu, la contestation s'est transformée en moins d'une année en guerre civile communautaire par la réactivation de peurs remontant aux épisodes traumatisants du XXème siècle et au-delà, pour les alaouites, les sunnites ou les minorités syriennes. On ne s'étonnera pas alors du déchaînement actuel de violence, sur fond de possible emploi d'armes chimiques et d'un jeu régional largement déterminé par les intérêts des grandes puissances -Iran et Russie d'un côté, Etats-Unis, Arabie Saoudite et Qatar de l'autre, notamment.


Du mandat français à l'Etat clientéliste et alaouite


Le Proche-Orient avait été partagé, après la fin de la Première Guerre mondiale et de l'Empire ottoman, entre la France et la Grande-Bretagne1. Ces deux puissances y découpent différents Etats. En 1945, la Syrie et le Liban deviennent indépendants, tandis que la Palestine, séparée entre parties juive et arabe, voit cette dernière annexée par le royaume de Transjordanie. Les tentatives séparatistes ont été écrasées et l'intégrité territoriale des Etats découlant du mandat français ou britannique a été préservée. La guerre froide n'avait pas remis ce processus en question : il a fallu attendre le projet de « Grand Moyen-Orient » des Américains suite aux attentats du 11 septembre 2001 et surtout le déclenchement des printemps arabes en 2011 pour voir cet équilibre bouleversé. La Syrie, comme le Liban ou la Jordanie, est née quasiment en même temps que l'Etat d'Israël et le conflit israëlo-arabe continue de façonner la construction politique ou économique. Progressivement, l'Etat a perdu en légitimité faute de redistribution suffisante, renforçant les solidarités communautaires en lieu et place de l'unité nationale.



Le découpage du Proche-Orient après la Première Guerre mondiale relève de stratégies internationales2. Les Britanniques souhaitent protéger le canal de Suez. Les Français veulent préserver leurs intérêts économiques, politiques, religieux. La Turquie a joué un rôle certain par les conquêtes de Mustapha Kemal, entre 1920 et 1923, qui ont mordu en grande partie sur le mandat français de Syrie. Les Britanniques eux, ont contenu les Saoudiens pour éviter qu'ils ne remontent trop au nord vers la Syrie et qu'ils ne coupent l'axe Haïfa-Bagdad. Les marges du territoire syrien (montagnes et confins désertiques) ont toujours ou presque abrité les minorités. Les Français isolent les villes de l'intérieur, majoritairement sunnites et à tendance nationaliste, en s'appuyant sur la montagne alaouite au nord-ouest et sur les minorités non arabes au nord-est du mandat3.

Les puissances mandataires s'étant appuyées sur les minorités, les nouveaux Etats vont jouer la cart de l'unité nationale pour dissoudre les tendances communautaires. En Syrie, le communautarisme politique est aboli dès 1950. Le nationalisme arabe est utilisé comme nouvelle idéologie pour vaincre les différences religieuses : mais il rejette les minorités non arabes (Kurdes et Turkmènes en Syrie, essentiellement), et menace de dissolution les Etats impliqués dans un ensemble panarabe. La Syrie, qui a rallié la République Arabe Unie de l'Egypte en 1958, s'en détache en 1961 de peur d'être phagocytée. Les 600 000 bédouins de Syrie, semi-nomades, sont forcés de se sédentariser en raison du découpage des frontières. De fait, en Syrie, la construction nationale n'a pas éclaté jusqu'à l'insurrection de 2011, mais les tensions communautaires se sont avivées avec l'échec des idéologies nationaliste arabe et progressiste.

Fabrice BALANCHE, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme, clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient », L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le 18 novembre 2010. URL : http://espacepolitique.revues.org/index1619.html .


En Syrie, le régime de Bachar el-Assad, pour se maintenir au pouvoir, utilise le clientélisme politique, la violence brute ou le soutien communautaire seuls étant insuffisants. Le pouvoir est confisqué par un ensemble alaouite venu de la montagne côtière. Hafez el-Assad a utilisé la politique de développement pour son clientélisme. Il lui fallait faire oublier son origine alaouite dans un pays où les sunnites représentent 80% de la population, sans parler des chiites duodécimains : ils ont tous en commun de considérer les alaouites comme des hérétiques. Les militaires alaouites qui ont soutenu Hafez el-Assad dans son coup d'Etat investissent le parti Baas : la confiscation du pouvoir politique entraîne un repli communautaire dans la population. La guerre du Kippour en 1973 justifie le pouvoir d'Hafez el-Assad. Les paysans et les ouvriers sans terre soutiennent le régime bassiste dès les années 1960 et d'autres groupes sociaux les rejoignent dans la décennie suivante. Mais à partir de 1991, le secteur publique hypertrophié et en crise économique ne suffit plus. Le secteur privé devient le moteur de l'économie.

Bachar el-Assad accentue ensuite la libéralisation dans le sens d'un « crony capitalism »4. La bourgeoisie commerçante est intégrée dans les réseaux du clientélisme alaouite au pouvoir. Rami Makhlouf, le cousin germain de Bachar, est l'illustration de cette alliance. La Syrie connaît une reprise économique grâce aux investissements des pays du Golfe, aux remises des expatriés, l'ouverture économique favorisant les commerçants et non les producteurs. Mais les campagnes s'appauvrissent, tout comme le nord-est, ancien front pionnier, dont les habitants viennent grossir le flot de la misère dans les faubourgs des grandes villes. Les alaouites voient leur statut dégradé dans un système public négligé. L'intégration syrienne dans la sphère des pétromonarchies du Golfe favorise la bourgeoisie sunnite, ce qui remet en cause un des fondements du régime, dominé par les alaouites. Ceux-ci constituent la voûte de l'édifice bâti par le clan Assad : ils ont investi Damas et sont extrêmement dépendants de l'Etat.


Qui sont les alaouites ?


Les alaouites sont une secte musulmane chiite hétérodoxe, qui représente à peu près 10% de la population syrienne5. C'est tout le paradoxe d'une Syrie qui recèle une grande diversité ethnique et confessionnelle, mais où l'on trouve quand même plus de 60% de musulmans sunnites, d'être dominée par les alaouites. On a souvent prédit, depuis le début du règne de Bachar el-Assad, l'effondrement du régime syrien : après le retrait du Liban en 2005, par exemple. Or celui-ci tient, et notamment de par la force et la cohésion de l'asabbiya (groupe de solidarité politique ou économique) qui ne comprend d'ailleurs pas que des alaouites, et ce depuis des années.

Les alaouites n'ont été reconnus comme musulmans par les sunnites qu'en 1936, et par les chiites duodécimains en... 1973. Comme d'autres montagnards, ils sont organisés sur le mode tribal. Mais leur caractère sédentaire fait primer les liens de voisinage sur les liens du sang. Les tribus sont organisées en quatre fédérations, regroupant 80% des alaouites syriens. Les tribus shamsites (de shams, le soleil, symbole de Mahomet) sont favorisées sous le mandat français par rapport aux tribus qamarites (de qamar, la lune, symbole d'Ali). Les Ottomans puis les Français recherchent des interlocuteurs parmi les représentants des fédérations, qui sont souvent des chefs de tribus6.

En 1947, il y a 340 000 alaouites en Syrie, soit 11% de la population. Ils étaient estimés à 900 000 en 1980, soit environ le même pourcentage. Les chiffres sont plus difficiles à établir ensuite avec la suppression des statistiques communautaires. Aujourd'hui, le poids relatif de la communauté alaouite à probablement diminué : peut-être 10 % de la population et 1,8 millions de personnes. En 1946, 80% des Alaouites habitent la montagne côtière, le djebel Ansarieh, où ils représentent plus de 60% de la population. Les autres se situent à l'est de l'Oronte, puis avec l'exode rural au XXème siècle, certains gagnent les villes, Homs ou Hama. A l'indépendance, il n'y a que 4 200 alaouites à Damas. Depuis l'installation au pouvoir du parti Baas, en 1963, les Alaouites ont migré vers Damas : militaires, fonctionnaires et leurs familles notamment. Depuis les années 1990, les alaouites sont majoritaires dans quasiment toutes les villes côtières, et sont regroupés dans le monde rural au sein d'une zone bien délimitée. Lattaquié est en quelque sorte la capitale du pays alaouite7.Les alaouites occupent une place marginale dans l'industrie et le commerce privé. La bourgeoisie économique et urbaine, sunnite ou chrétienne, a en effet résisté à l'arrivée au pouvoir du parti Baas et s'est renouvelée. C'est aussi que, par tradition, les alaouites se sont isolés pour échapper aux persécutions. L'arrivée au pouvoir d'Hafez el-Assad les affuble d'un préjugé négatif puisqu'on les accuse d'être liés au régime.

Le 8 mars 1963, un coup d'Etat porte au pouvoir des officiers des minorités, essentiellement, issus de la bourgeoisie rurale des provinces périphériques. Baasistes, les officiers se démarquent donc aussi bien des Frères Musulmans que des communistes. Mais les alaouites éliminent leurs alliés et l'arrivée au pouvoir d'Hafez el-Assad marque le triomphe d'une asabbiya communautaire et non plus politique. La suprématie de celle-ci a été la conséquence de l'installation des proches du pouvoir au sein de l'Etat -dont fait partie l'armée. Hafez a tissé un réseau avec les autres tribus alaouites et d'autres communautés, via les institutions de l'Etat moderne et les structures traditionnelles. Les alaouites originaires du fief du clan Assad sont aux postes de commande : en 1992, 7 des 9 divisions de l'armée sont commandées par des généraux alaouites. La situation se retrouve dans les grades inférieurs. Sous le mandat, les Français ont favorisé les minorités, dont les alaouites, se défiant des Arabes sunnites qu'ils jugeaient trop enclins aux idées nationalistes. En 1945, un tiers de l'Armée du Levant en Syrie et au Liban est composé d'alaouites.

Après le coup d'Etat de 1963, la moitié des 700 officiers sunnites limogés est remplacée par des alaouites. Dès avant celui-ci, pas moins de 65% des sous-officiers de l'armée étaient déjà des alaouites8. Le parti Baas a joué un rôle complémentaire à celui de l'armée dans la formation de l'asabbiya alaouite et de ses réseaux. Hafez el-Assad a su jouer aussi du ralliement des structures religieuses traditionnelles pour contenir le mécontentement social. L'instrumentalisation du religieux, chez les alaouites, passe par le rappel des persécutions et le souvenir des attentats commis par les Frères Musulmans entre 1979 et 1982. La communauté a alors fait bloc derrière le régime, mais il faut rappeler que tous les alaouites ne soutiennent pas forcément le pouvoir des Assad. La prospérité économique entre 1973 et le milieu des années 1980 a masqué les inégalités et la paupérisation des couches populaires. Le défaut principal du clientélisme entretenu par l'asabbiya est que des réseaux concurrents peuvent menacer le pouvoir central : on l'a bien vu avec la révolte de Rifat, le frère de Hafez, en 1983-1984, et c'est probablement aussi ce qui explique le limogeage, en 1998, d'Ali Douba, le trop puissant chef des services de sécurité. Les difficultés économiques posent problème y compris pour les éléments qui font la base du régime : sous Bachar, si les officiers sont alaouites, la majorité des troupes est probablement sunnite, contrairement à la situation qui prévalait au moment du coup d'Etat de 1963. Le caractère minoritaire du régime, le complexe de forteresse assiégée des alaouites, entraînent une intransigeance certaine aussi bien sur les plans intérieur qu'extérieur.

Fabrice BALANCHE, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.


Le régime syrien, par ailleurs, sort affaibli de son retrait au Liban en 2005, suivi de la victoire, en mai-juin, aux élections législatives, d'une coalition antisyrienne piloté par le fils de Rafik Hariri, le dirigeant sunnite assassiné. Israël n'est pas étrangère à l'éviction syrienne du Liban, ne considérant plus la Syrie comme un facteur de stabilité sur place au moins depuis 2001. Mais celle-ci ne tarde pas à regagner du terrain. Ce qui inquiète Israël pour sa frontière nord de par l'alliance de la Syrie avec l'Iran et le Hezbollah. En réalité, comme le montre la guerre de 2006 contre Israël, le Hezbollah tend à prendre le rôle qu'occupait précédemment la Syrie au Liban. Pour rétablir l'équilibre avec une Syrie gonflée à bloc par le succès du Hezbollah, qu'elle a soutenu, l'aviation israëlienne frappe une installation nucléaire syrienne construite avec l'aide des Nord-Coréens en septembre 20079.


Quand la contestation sociale et politique devient guerre civile communautaire


En mars 2011, à Deraa, une douzaine d'adolescents est arrêtée, emprisonnée et torturée pendant trois semaines pour avoir écrit des slogans antirégime sur les murs de la ville10. L'évidente maladresse des moukhabarat (services de renseignement) de la province a entraîné la révolte de celle-ci, étendue ensuite au reste du pays. Le 30 mars, Bachar el-Assad ajoute une maladresse supplémentaire en affirmant que cette révolte est un complot de l'étranger, ce qui lui vaut une déclaration de guerre en bonne et due forme des Frères Musulmans, soutenus discrètement par le Qatar.

Dès le départ, la révolte est d'abord sociale, face à la corruption du système. A Deraa, les révoltés saccagent les bâtiments du renseignement mais aussi ceux qui incarnent le « crony capitalism », comme les entreprises de Makhlouf11. Bashar el-Assad, en accroissant la libéralisation de l'économie, a négligé l'appauvrissement de la population, la sécheresse dévastatrice dans les campagnes entre 2007 et 2010, pariant sur le tourisme pour résoudre les problèmes, en vain. La révolte naît dans la province de Deraa, qui n'est pas connue pour être un foyer de contestation, mais où les canaux du clientélisme se sont asséchés depuis l'arrivée au pouvoir de Bachar. Le mouvement se propage dans les quartiers populaires de Damas, Banias et Lattaquié. Ce sont les quartiers populaires sunnites qui se soulèvenet, les alaouites, au contraire, formant la plupart de l'effectif des milices pro-régime qui écrasent les manifestations.

Comme les autres régimes arabes, Bachar a tenté de prendre des mesures sociales d'urgence pour éteindre le feu. Mais en Syrie, le problème est aggravé par la tension démographique et par la question de l'accès à l'eau. Les demandes de réforme ont donc rapidement laissé la place à une contestation beaucoup plus fondamentale du régime. Bashar a levé l'état d'urgence, mis en place après le coup d'Etat de 1963 (!), le 19 avril 2011, mais de manière symbolique. Les projets de réforme de constitution et d'ouverture politique sont pilotés par le parti Baas. L'opposition syrienne est divisée entre les marxistes, la deuxième génération qui défend les droits de l'homme, et les islamistes, Frères Musulmans ou salafistes. Elle se divise aussi entre intérieur (Comités de coordination locaux) et extérieur (Conseil National Syrien). Le CNS, lancé le 2 octobre 2011, devait être le relais de l'intérieur : mais il est vite passé sous la coupe des Frères Musulmans exilés après 1982. Les Kurdes dont constitué leur propre Conseil National Kurde en décembre 2011. Ceux-ci ont finalement pactisé avec le régime pour obtenir plus d'autonomie tout en refusant de combattre aux côtés de l'Armée Libre Syrienne. Le CNS n'a pas réussi non plus à se gagner les minorités en raison de la domination des Frères Musulmans12.

Les Etats-Unis et le Qatar créent en remplacement, en novembre 2012, la Coalition Nationale Syrienne, mais le CNS reste prépondérant. L'Armée Syrienne Libre n'a reconnu l'autorité du CNS qu'en novembre 2011, mais elle est elle-même divisée. Les groupes salafistes sont nombreux et reçoivent l'apport de volontaires venus de l'étranger. Dès lors, la guerre civile s'installe et cet état de fait est quasiment reconnu par la communauté internationale en juin 2012. Les rebelles sont de plus en plus armés par les pétromonarchies du Golfe qui veulent faire barrage à l'Iran. Le régime, lui, est soutenu par Moscou et Téhéran, ce qui lui permet de ne pas succomber, mais il ne peut pas non plus vaincre militairement la rébellion. Le conflit s'enlise dans une guerre civile communautaire de basse intensité.

Homs symbolise la dérive communautaire du conflit. La troisième ville du pays (800 000 habitants) compte 65% de sunnites, 25% d'alaouites, 10% de chrétiens et quelques milliers de chiites duodécimains. Les alaouites se sont installés sous le mandat français et la cohabitation se faisait bon an, mal an, la ville n'ayant pas connu par exemple les affres de la révolte des Frères Musulmans entre 1979 et 1982. Les manifestations ont eu lieu très tôt, dès le printemps 2011 : la répression qui s'ensuit entraîne la militarisation des rebelles. L' Armée Libre Syrienne investit certains quartiers dont celui de Babr Amr, spécialisé dans la contrebande avec le Liban, ce qui permet de bénéficier d'une aide logistique. Pourquoi le régime a-t-il attendu février 2012 avant de se lancer à la reconquête de la ville ? Fabrice Balanche émet l'hypothèse que le régime a sciemment laissé la population sous la coupe des rebelles, pour favoriser le mécontentement, et le regroupement des insurgés qui se sentent en confiance devant l'absence de réaction de l'armée, ce qui permet de les écraser ensuite plus facilement avec des moyens conventionnels13. La chute de la ville est effectivement rapide mais le combat se poursuit en milieu urbain, propice à la guérilla. Les massacres de civils se multiplient à partir de l'été 2012, d'abord dans le centre du pays, puis à la périphérie de Damas. Le régime cherche probablement à terroriser la population pour la garder dans son camp, face à des rebelles soutenus par des infiltrations de combattants djihadistes, notamment à partir du Nord-Liban où les réseaux saoudiens combattent l'influence du Hezbollah.


L'échec de la stratégie de Bachar el-Assad au cours de la première année de guerre (2011-2012)


La stratégie de Bachar el-Assad consiste, au départ, à garantir les principales lignes de communication du pays, sur l'axe nord-sud Alep-Damas14. Le noeud rebelle de Homs coupe cette artère, mais pas sur le plan logistique. Homs est importante car c'est le point de rencontre des autoroutes qui partent vers l'intérieur ou la bande côtière. La masse de manoeuvre du régime, qui repose d'abord sur le noyau d'élite de l'armée, ne permet de mener qu'une opération d'isolement et de nettoyage pour une ville à la fois. Une fois les agglomérations sécurisées, le régime tente de les tenir avec des forces de sécurité ou des milices. Mais la stratégie se heurte à l'épine de Homs.


Fabrice BALANCHE, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.


Dès mars 2011, après les premiers incidents à Deraa, l'armée syrienne ouvre le feu sur les manifestants. La 4ème division blindée, unité d'élite, y est engagée. Les troubles s'étendant aux autres villes, le régime coupe l'eau et l'électricité à Deraa, établit des checkpoints autour de la cité, puis lance des unités blindées et mécanisées à l'assaut le 25 avril. La ville est prise après cinq jours de combats. Les forces de sécurité ont tué 45 personnes et en ont arrêté des centaines d'autres. Bachar el-Assad tire alors probablement la conclusion erronée que l'emploi de la force peut permettre d'écraser le mouvement15.

Au centre de la Syrie, la ville de Hama, où les massacres sectaires avaient atteint leur paroxysme lors de la révolte des Frères Musulmans en 1982, n'est secouée par l'insurrection qu'en juin 2011. Après avoir évacué la ville fin juin, probablement dans le cadre d'un repli tactique, les chars et les véhicules blindés y entrent un mois plus tard, au début du Ramadan. Durant les trois premiers jours, la place centrale est pilonnée et plus de 200 personnes sont tuées. Il faut deux semaines pour nettoyer la ville et comme à Deraa, le régime a l'impression de voir sa stratégie de conquête des cités validée.

Homs va briser cette stratégie. La ville a été l'un des points de départ de la contestation. L'armée y tue en avril de nombreux manifestants. Le 6 mai, les unités blindées qui ont encerclé la ville y pénètre pour procéder au nettoyage. Après avoir mené les opérations à Deraa, Homs et Banias, sur la côte, le régime affirme, le 9 mai, avoir repris la situation en main. En réalité, l'opposition s'exacerbe à Homs après le retrait de l'armée, une semaine après l'investissement des lieux. L'insécurité se manifeste par de nombreuses embuscades ; en août, les forces de sécurité se concentrent sur Hama et Lattaquié, et ne peuvent répliquer à Homs avant septembre. Le district de Ratan, dans la province, est alors devenu le foyer de la contestation du régime. L'ancien ministre de la Défense Mustafa Tlas en est issu de même que de nombreux officiers sunnites. Les déserteurs forment la brigade Khaled ibn al-Walid autour de Homs, au sein de l'Armée Syrienne Libre. Ils s'emparent de la maison du chef du renseignement local, mènent deux embuscades au nord de Homs et capturent un colonel de l'armée.

Le 27 septembre, les forces de sécurité, avec 250 véhicules blindés, mettent le siège devant Rastan pendant quatre jours. La reprise de Rastan montrent les faiblesses de l'Armée Syrienne Libre comparées à la rébellion libyenne : à ce moment-là, celle-ci n'a pas de base arrière stable et elle est composée d'une partie seulement de défecteurs couplés à des insurgés locaux, contrairement aux unités entières qui avaient fait défection en Libye pour rejoindre la rébellion. En outre l'armement reste léger16.

A Damas, malgré un début d'insurrection dans les faubourgs sud-ouest et nord-est, le régime garde le contrôle de la capitale. Cela est dû, notamment, à la présence de la Garde Républicaine, historiquement dédiée à l'écrasement des troubles intérieurs, mais aussi au fait qu'une partie de la population soutient le régime. Il faut attendre la mi-novembre 2011 pour voir l'Armée Syrienne Libre mener une attaque sur le QG du renseignement de l'armée de l'air dans le faubourg de Harasta, au nord-ouest.

Dans la région côtière, dominée par les alaouites, les manifestants sont d'abord contrés, à Lattaquié notamment, par les milices shahiba soutenues de près ou de loin par les forces de sécurité. Celles-ci procèdent ensuite, courant 2011, à l'expulsion progressive des sunnites qui n'ont pas encore tous fui de la bande côtière. Le régime a également réagi très vite à Banias, où avait éclaté des manifestations, en envoyant rapidement les forces de sécurité. Preuve de l'importance attachée à la bande côtière alaouite. Les forces de sécurité entrent à Banias dès le 7 mai.

La province septentrionale d'Idlib offre une résistance sérieuse au régime dès le début 2011. Des soldats sont tués dans des accrochages dès le mois de juin. Idlib a une zone frontalière avec la province d'Hatay en Turquie. L'armée connaît des défections et les forces de sécurité subissent des revers. Les déserteurs jouent probablement un rôle dans ces succès mais la province a aussi été le théâtre de révoltes entre 1979 et 1982, et la population, violemment réprimée, a des comptes à régler avec le régime. L'armée syrienne réagit massivement en isolant les approches ouest tout en attaquant à l'est et au sud avec plus de 200 véhicules blindés et des hélicoptères de combat. Elle repousse ce faisant plus de 10 000 personnes en Turquie. Une véritable guérilla s'installe à l'automne 2011, adossée au sanctuaire turc par lequel transite l'appui logistique. A l'est, l'armée positionne dès juillet 2011 les unités mécanisées à l'extérieur des villes, après les défections survenues dans la province d'Idlib.

Dès la fin 2011, la stratégie de reconquête des villes montre ses limites en raison de l'insuffisance des troupes engagées pour tenir le terrain, faute d'effectifs. La réaction du régime a empêché la rébellion de s'organiser rapidement, mais n'a pas éteint tous les foyers de contestation. La violence sectaire dans et autour de Homs annonce la guerre civile à venir qui s'épanouit en 2012.


Le retour de peurs communautaires refoulées


On voit bien, ainsi, que le soulèvement syrien, transformé en guerre civile, n'a rien d'un énième domino du printemps arabe17. La contestation sociale est d'ailleurs partie de bastions sunnites traditionnels du régime (à Deraa), les vieux soutiens du coup d'Etat de 1963. Le verrouillage des sphères politique et militaire a pourtant permis au régime de limiter le nombre de défections dans les hauts gradés et les hauts représentants du parti Baas, ce qui n'est pas le cas pour les officiers subalternes, les sous-officiers de l'armée et même les soldats. Le repli communautaire se nourrit de l'instrumentalisation de représentations historiques refoulées par rapport aux autres communautés. Les minorités ont peur d'un islam sunnite revanchard, et l'influence notable des Frères Musulmans dans le CNS inquiète. Les leaders chrétiens sont donc aux côtés du régime. Les troubles dans la province d'as-Suwayda, dominée par les Druzes, et dans les discrits ismaëliens de la province de Hama ont été limités. D'autant plus que les réseaux qataris et saoudiens, sunnites, arment l'opposition. Les Kurdes craignent le soutien de la Turquie au CNS et à l'Armée Syrienne Libre. Les nationalistes syriens n'avaient pas hésité à déplacer 30 000 paysans kurdes pour éviter la formation d'un problème kurde au nord-est. Hafez el-Assad avait su pourtant jouer de la question kurde en accueillant sur son sol le PKK, avant de livrer son chef Abdullah Ocalan à la Turquie en 1998. D'où la politique conciliante du régime dès le début de la révolte, qui semble porter ses fruits, puisque les liens entre les Kurdes et le CNS sont plus que ténus. Pour mobiliser entièrement les alaouites, loin d'être entièrement derrière le régime en mars 2011, le pouvoir a réactivé le souvenir des massacres de la révolte des Frères Musulmans. Les exactions commises par les milices pro-Assad, surtout composées d'alaouites, ont relancé à contrario chez les sunnites le souvenir des massacres sectaires de 1982, accentuant le repli communautaire. Le régime joue de la stratégie de la terreur, déjà utilisée entre 1979 et 1982, pour limiter, paradoxalement, le nombre des victimes. Le pouvoir tente de se présenter en rempart contre le chaos et/ou contre les islamistes, l'insécurité s'étant envolée, de par la libération de milliers de détenus de droit commun, dont l'activité s'ajoute aux trafics anciens. Cette stratégie peine cependant à fonctionner sur le plan international : la menace posée à la domination du pouvoir par les alaouites risque fort de pousser le clan Assad jusqu'à la dernière extrêmité pour éviter de succomber et de perdre les acquis d'une construction vieille de près d'un demi-siècle.



Bibliographie :


Fabrice BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.

Fabrice BALANCHE, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme, clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient », L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le 18 novembre 2010. URL : http://espacepolitique.revues.org/index1619.html .

Fabrice BALANCHE, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.

Isabelle FEUERSTOSS, « Guerre civile en Syrie : le retour du refoulé », in Politique étrangère 3/2012, p.601-613.

Joseph HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute for the Study of War, décembre 2011.

Eyal ZISSER (2009), The Israeli–Syrian–Lebanese Triangle: The Renewed Struggle over Lebanon, Israel Affairs, 15:4, 397-41.





1Fabrice Balanche, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme, clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient », L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le 18 novembre 2010. URL : http://espacepolitique.revues.org/index1619.html
2Fabrice Balanche, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme, clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient », L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le 18 novembre 2010. URL : http://espacepolitique.revues.org/index1619.html
3Isabelle Feuerstoss, « Guerre civile en Syrie : le retour du refoulé », in Politique étrangère 3/2012, p.601-613.
4« Capitalisme des copains », comme l'explique Fabrice Balanche.
5Fabrice BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.
6Fabrice BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.
7Fabrice BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.
8Joseph HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute for the Study of War, décembre 2011.
9Eyal ZISSER (2009), The Israeli–Syrian–Lebanese Triangle: The Renewed Struggle over Lebanon, Israel Affairs, 15:4, 397-41.
10Fabrice Balanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.
11Une plaisanterie syrienne qui circule avant l'insurrection montre bien comment la population appréhende ces riches hommes d'affaires liés au pouvoir : « « Si tu veux t’enrichir en Syrie, soit tu dois être un voleur soit un Makhlouf ». In Fabrice Blanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.
12Fabrice Balanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.
13Fabrice Balanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.
14Joseph HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute for the Study of War, décembre 2011.
15Joseph HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute for the Study of War, décembre 2011.
16Joseph HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute for the Study of War, décembre 2011.
17Isabelle FEUERSTOSS, « Guerre civile en Syrie : le retour du refoulé », in Politique étrangère 3/2012, p.601-613.

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