Voici encore un ouvrage de la collection L'urgence de comprendre, des éditions de l'Aube, paru à peu près en même temps que celui de Gérard Chaliand que je commentais hier. Benjamin Stora, historien, spécialiste de la guerre d'Algérie est de l'histoire coloniale, répond ici aux questions de Thierry Leclère, journaliste, qui cherche à comprendre pourquoi la France est malade de son passé colonial, comme on a pu le voir en 2005 avec la loi sur le rôle "positif" de la colonisation. A tel point qu'on refuse d'en parler sous prétexte de communautarisme, de tyrannie de la "repentance"...
Le livre se divise en trois parties. L'entretien aborde dans la première le deuil inachevé de l'empire colonial. Pour Benjamin Stora, le débat mémoriel autour de l'histoire coloniale de la France se réveille en raison des revendications de la troisième génération de Français immigrés, qui souhaitent comprendre pourquoi ils sont parfois victimes de discriminations, ce qui renvoie à cette histoire négligée. Comme il le rappelle, le terme de guerre -longtemps évacué par les autorités françaises- d'Algérie pose lui-même problème. Les mémoires du conflit restent éclatées, y compris dans la littérature. Un glissement s'opère d'ailleurs dans l'historiographie : on passe du politique au militaire à partir des années 1990. Les lois d'amnistie ont maintenu les mémoires du conflit d'abord dans un cadre privé. Benjamin Stora explique que le consensus autour de la décolonisation, partagé par la majorité de la société française après la guerre d'Algérie, a commencé à voler en éclat avec la montée de la droite radicale et de l'extrême-droite dès 1983-1984. Jacques Chirac s'est occupé de Vichy mais pas de la guerre d'Algérie. La loi du 23 février 2005 a d'ailleurs été proposée par des députés UMP. Depuis, la renaissance médiatique des nostalgiques de l'Algérie française n'a fait que croître. En réalité, si les Français ont voté massivement pour l'indépendance de l'Algérie en 1961, l'histoire coloniale elle-même a été refoulée. Les historiens français n'ont pas pu transmettre le résultat d'un travail commencé assez tôt puisque l'histoire coloniale a été longtemps une oubliée de la grande école historique française. Elle a également disparu des manuels scolaires. C'est également lié à l'écriture de l'histoire en France. Le général De Gaulle y a beaucoup contribué. D'où cette "fracture coloniale" qui traverse la société française et que certains aimeraient bien ne jamais guérir en évoquant la "tyrannie de la repentance" et l'argument selon lequel le régime algérien actuel ne fait rien sur cette question -ce qui est moins vrai, déjà, pour ses historiens... en France, il faut dire aussi que le Parti Socialiste s'est construit en oubliant le passé colonial de la SFIO. Le PCF n'a reconnu ses erreurs dans la guerre d'Algérie qu'en 2004. Sous Mitterrand, la gauche n'a pas su non plus répondre aux attentes des jeunes issus de l'immigration.
La deuxième partie de l'entretien revient sur les pièges de la guerre des mémoires. Cette guerre des mémoires illustre la crise du modèle républicain français qui a du mal à accepter la présence d'anciens colonisés sur le territoire du colonisateur. Les attentats du 11 septembre ou la guerre civile algérienne n'ont pas aidé à évacuer les stéréotypes. Les élites intellectuelles bloquent parfois sur l'histoire coloniale tout comme elles voient un "choc des civilisations" depuis le 11 septembre. A tel point qu'on assiste à l'émergence d'un "communautarisme blanc" qui est en train de remplacer les anciennes segmentations politiques : pour le Front National, la guerre d'Algérie n'est pas finie. Et derrière, en embuscade, la peur de savoir si la religion musulmane peut s'intégrer ou non dans le modèle républicain français. Le film Indigènes a connu un grand succès mais il ne parlait pas de l'époque de la décolonisation ; au contraire, le film Mon colonel, qui lui évoque la torture, est resté assez confidentiel... le consensus sur la participation des troupes coloniales à l'effort français pendant la Seconde Guerre mondiale est acté, mais pas celui sur la guerre d'Algérie. En Algérie, la guerre d'indépendance reste fondamentale pour la création de la nation. L'histoire est verrouillée jusqu'aux années 1990 avant d'être secouée par les islamistes. Depuis, l'Etat algérien a, en fait, de moins en moins le contrôle sur l'écriture de l'histoire du conflit. Les harkis symbolisent toutes les contradictions de l'histoire coloniale ; d'ailleurs, en France, l'image positive du harki n'est que très récente. La mémoire des harkis se construit sur la victimisation, ce qui est commun à nombre de mémoires différentes aujourd'hui. Le "trop plein mémoriel" montre l'angoisse par rapport au futur et un regard par contrecoup tourné vers le passé. Cependant, le communautarisme ne concerne encore qu'une minorité des Français. Pour Benjamin Stora, les "Indigènes de la République" de 2005 se sont isolés du politique en agitant le drapeau identitaire. Le pouvoir algérien a lui parlé de "génocide" pour qualifier les massacres de Sétif, ce qui est une exagération grotesque.
La dernière partie s'interroge sur la possibilité d'une France réconciliée autour de son passé colonial. Les lois mémorielles ont pu parfois poser problème. Benjamin Stora explique par exemple que la loi Gayssot, votée dans un moment de renouveau du négationnisme, n'apportait pas grand chose par rapport au texte condamnant le racisme dès 1972. Mais à l'époque le débat ne concernait que le cercle des historiens, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui : la société y prend une part importante. La loi Taubira ne doit pas devenir une injonction. Cependant, la démarche des historiens ne peut pas non plus se substituer au combat politique. La Cité de l'immigration a été créée par la droite, mais le projet avait été avancé par la gauche... et le site est celui de l'ancien "musée des colonies". Comme l'explique Benjamin Stora, l'historien est devenu de plus en plus engagé de par les exigences de la société face à l'histoire. Comment faire pour réconcilier les mémoires ? La reconnaissance se joue au plan universitaire, intellectuelle, scolaire. Au plan des réparations symboliques, l'historien propose par exemple de reconnaître ce qui a été commis durant la bataille d'Alger, en 1957. Mais la question coloniale est beaucoup plus complexe que celle de Vichy : les acteurs vivent encore, l'exode des Pieds-Noirs a été massif. Benjamin Stora conclut sur l'idée qu'être français, c'est aussi accepter tous les pans de l'histoire nationale, dont celui de l'histoire coloniale.
Un livre stimulant, à défaut, vu le format, d'être exhaustif. Pour approfondir la question de l'écriture de l'histoire, de son rapport au politique et de la nécessité d'une action citoyenne et politique pour "guérir" les mémoires blessées, on peut lire cette fiche de lecture, ici.