Jean-Jacques Becker, historien et président d'honneur de l'Historial de Péronne, est professeur émérite et spécialiste de la Première Guerre mondiale. Comme il le rappelle en introduction, il a fallu attendre la décennie 1980 pour que l'histoire de la Grande Guerre renouvelle, sous l'effet d'historiens moins marqués directement par son souvenir. Jean-Jacques Becker veut surtout s'attacher à comprendre les causes de la Grande Guerre, ainsi qu'il l'appelle selon l'expression choisie par les contemporains eux-mêmes.
Sur les causes, l'historien insiste sur la crise marocaine de 1911 et sur le rôle clé des Balkans, où des nationalismes s'affirment et où s'affrontent trois grandes puissances : l'Empire ottoman, l'Autriche-Hongrie et la Russie. La montée en puissance de la Serbie semble marquer l'affirmation de la Russie dans la région. L'Autriche-Hongrie est affaiblie : les Allemands le tiennent pour une certitude, et sont résolus à une guerre prochaine, motivée par un nouveau nationalisme ethno-culturel. L'attentat de Sarajevo offre l'occasion à Vienne de régler le compte de la Serbie. La Russie, en mobilisant la première, provoque immédiatement la réaction de l'Allemagne, et c'est l'engrenage. Le Royaume-Uni intervient lui aussi après l'invasion de la Belgique par les Allemands. Le déclenchement de la guerre tient pour beaucoup à des erreurs d'appréciation des protagonistes.
Le champ de bataille principal se situe dans le nord de la France. La mobilisation est considérable, même si en Allemagne, il y a déjà de nombreuses exemptions ; en outre tous les mobilisés ne servent pas au front. Le plan Schlieffen échoue pour plusieurs raisons. Paradoxalement, l'échec du plan XVII français en Lorraine provoque le recul des armées françaises ; la Belgique résiste davantage que prévu ; les Anglais entrent en guerre à leur tour ; les Russes entrent en Prusse-Orientale et Moltke doit y dépêcher des renforts ; enfin, l'armée française se replie en bon ordre et non en déroute. La guerre courte s'envole ; les premières atrocités allemandes, reprises par la propagande, forgent, en France, une véritable culture de guerre. La guerre de positions s'installe, marquée par les tranchées, où les conditions de vie sont précaires. Cela n'empêche pas les offensives limitées pour améliorer les positions ou d'autres, bien plus considérables, pour percer le front ennemi. Cette guerre d'usure, très coûteuse, se prolonge jusqu'en 1917 pour les Français, où les soldats signalent leur "ras-de-bol" par les mutineries. Becker se rattache à l'école du "consentement à la guerre" : il explique que les soldats ont tenu par l'intériorisation d'un patriotisme défensif, en raison de la camaraderie dans les groupes primaires, et du lien avec l'arrière, plus que par la discipline et la répression. La Grande Guerre est aussi une guerre industrielle. L'Etat prend le contrôle de l'économie ; en France, la direction de la guerre reste aux mains du pouvoir civil, en Angleterre elle est partagée avec le pouvoir militaire ; en Allemagne, c'est ce dernier qui s'impose progressivement. On observe un glissement général à droite pendant la guerre. La population tient mais se lasse, particulièrement à partir de 1917, comme le montre la hausse des mouvements sociaux.
A l'est, la Russie mobilise non sans mécontentement dans les campagnes, en particulier. La guerre à l'est est très différente de par la qualité des belligérants, les espaces immenses et les forces en présence. En 1914, les Russes surprennent les Allemands en passant à l'offensive plus vite qu'escompté. Certes, ils sont défaits à Tannenberg, mais remporte aussi de beaux succès en Galicie contre les Autrichiens. Les Allemands entrent cependant à Varsovie en août 1915. L'armée russe se reprend cependant et l'industrie de guerre commence enfin à bien fonctionner : en juin 1916, l'offensive de Broussilov marque encore un beau succès contre les Autrichiens. A l'est, la guerre de mouvement n'a jamais cessé. C'est à l'arrière que va se jouer la décision. Le tsar et sa femme, tombée sous l'influence de Raspoutine, sont critiqués, comme le gouvernement. La pénurie dûe au conflit est très mal gérée par le pouvoir : l'Etat ne peut faire face à la révolution de février 1917. Le gouvernement souhaite continuer la guerre aux côtés des Alliés mais les Allemands favorisent le retour de révolutionnaires plus radicaux, comme Lénine. Kerenski doit lutter à la fois sur sa gauche et sur sa droite : en outre, l'armée russe se délite progressivement en septembre 1917. Les bolcheviks s'emparent du pouvoir, mais les Allemands, trop gourmands, font traîner les négociations et le traité de Brest-Litovsk n'est signé qu'en mars 1918, et un accord définitif en août.
Au sud, l'Empire ottoman, mené par les Jeunes Turcs, entre en guerre aux côtés de l'Allemagne et s'oppose d'abord à la Russie. L'Italie, après bien des hésitations, rejoint le camp allié en mai 1915. Quelques mois plus tard, en septembre, la Bulgarie, perdante des guerres balkaniques, adhère au camp des Puissances Centrales. La Roumanie rejoint les Alliés en août 1916 tandis que la Grèce, contrainte et forcée, le fait en juin 1917. Les guerres au sud sont disparates. L'Autriche-Hongrie est à la peine, dès 1914, contre la Serbie. La défaite des Turcs dans le Caucase entraîne le génocide arménien, qui avait déjà été précédé de massacres dans les décennies précédentes. L'Empire ottoman résiste pourtant en Mésopotamie et dans les Dardanelles. L'Italie se lance à 11 reprises sur l'Isonzo, sous la férule de Cadorna, où les Autrichiens mènent une défense efficace, entre 1915 et 1917. C'est lors de la 12ème bataille, avec l'appui allemand, que les Autrichiens enfoncent le front italien à Caporetto. Les Serbes, quant à eux, ont été pris en tenailles entre les Autrichiens, les Bulgares renforcés d'Allemands : ils doivent fuir par la mer, un exode méconnu et pourtant dramatique. La Roumanie est défaite en mars 1918, les Alliés ont installé un camp retranché à Salonique qui crée une nouvelle guerre de positions. Dans les Balkans, on est plus sur un schéma de troisième guerre balkanique, en réalité.
La guerre est rapidement totale. Les Alliés instaurent un blocus des Puissances Centrales : la flotte commerciale allemande à l'étranger est saisie, la flotte de guerre confinée progressivement dans ses ports. La guerre s'étend aux colonies d'Afrique, en particulier : les Allemands doivent céder même si le général Lettow-Vorbeck mène une guérilla efficace jusqu'à après l'armistice de 1918 dans le sud-ouest africain. Le Japon s'empare quasiment sans coup férir des colonies allemandes en Asie. Les Allemands se mettent à la guerre sous-marine : dans un premier temps, ils n'ont pas assez de sous-marins et respectent les règles étroites d'identification des navires, et la lutte n'est pas efficace. Le torpillage du Lusitania secoue l'opinion américaine. Les militaires imposent pourtant, dès la fin 1916, une guerre sous-marine à outrance. Celle-ci est beaucoup plus rentable. Mais les Anglais créent le système des convois, ruinant progressivement les efforts des U-Boote. En outre, ceux-ci provoquent l'entrée en guerre des Etats-Unis dans le conflit : la guerre devient vraiment mondiale. Même si les volontaires américains ne se pressent pas -il faut recourir à la conscription...
Les tentatives de paix ont existé mais n'ont jamais débouché. Il faut dire que la situation de l'Allemagne jusqu'à la fin de la guerre reste relativement favorable. La France et l'Angleterre quant à elle, n'ont jamais voulu négocier en dehors d'une position de force. Le moral allemand chute avec l'échec de la guerre sous-marine ; en France, dès le printemps 1917 s'installe la "morosité patriotique". Caporetto provoque un raidissement de l'Italie et de l'Autriche-Hongrie. Côté allié, en 1918, comme l'affirme Pétain, on attend "les chars et les Américains". L'Allemagne joue sa va-tout à partir de mars avec de grandes offensives à l'ouest, qui sont de beaux succès tactiques, mais ne débouchent pas. Car il n'y a pas d'objectif clair, les pertes sont lourdes, les transports ne peuvent exploiter la brèche, les Allemands n'ont pas cru aux chars, l'intendance est mauvaise. La contre-offensive de juillet-août porte un coup sévère à l'armée allemande. Le "jour le plus noir de l'armée allemande", le 8 août, voit en fait un début de désagrégation : les prisonniers sont nombreux, les désertions se multiplient. L'armée d'Orient entre en Bulgarie, les Italiens battent les Autrichiens à Vittorio Veneto. L'armistice est signé avec l'Allemagne le 11 novembre 1918.
Le souvenir de la Grande Guerre est immense. Pour Becker, c'est une guerre européenne où l'intervention des Etats-Unis marque un tournant : en entrant dans le jeu international, ceux-ci mondialisent le conflit. La guerre entraîne aussi la révolution en Russie, et l'avènement d'un pouvoir communiste. L'Europe s'affaiblit pendant cette guerre mondiale et paradoxalement, cela provoque les prémices d'une construction européenne.
Les cartes et la bibliographie indicative se situent en fin d'ouvrage. On apprécie dans ce Que-Sais-Je que l'ensemble des fronts soit balayé assez équitablement, même de manière succincte.