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Pierre-Jean LUIZARD, Le piège Daech. L'Etat islamique ou le retour de l'histoire, Editions La Découverte, Paris, 2015, 187 p.

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Pris par le travail sur les vidéos de propagande militaire de l'Etat Islamique, je peine à continuer de ficher les (nombreux) ouvrages que je continue de lire. Je tiens néanmoins à faire l'effort pour celui-là, que j'ai lu 2 fois, et qui est sans doute un des bons livres sortis parmi la pléthore qui existe désormais sur le sujet.

Pierre-Jean Luizard, directeur de recherches au CNRS, est un spécialiste du Moyen-Orient et en particulier de l'Irak sur lequel il a beaucoup écrit.

Comme il le rappelle en introduction, il aura fallu l'apparition de l'Etat islamique pour remettre sur le devant de la scène, en 2014, un Irak que beaucoup de médias avaient un peu délaissé. Elle met en évidence la crise des Etats de la région et des autorités religieuses sunnites qui leur sont liés. La coalition qui s'est formée contre l'EI envisage d'abord une solution militaire à très court terme, mais n'a pas de solution politique. C'est pourquoi l'historien replace les événements actuels dans leur histoire courte mais aussi leur histoire longue, car on assiste pour lui à la disparition d'un Moyen-Orient créé il y a un siècle.



Le succès de l'EIIL, ancêtre de l'EI, en Irak est dû à la marginalisation des sunnites dans la scène irakienne et à une habile stratégie de redistribution du pouvoir aux acteurs locaux, sous conditions de fidélité à l'organisation. Les sunnites, qui se sentaient mis à l'écart, écrasés quand ils tentaient de demander même pacifiquement des droits politiques, se voient offerts une manne par l'EI -notamment pour la contrebande de pétrole, qui préexiste de longue date à l'organisation... ce qui change la donne, c'est que l'Etat Islamique tente réellement de construire un Etat, avec son administration, son armée, ses institutions. Une fois l'élan arrêté à l'été 2014, l'EI passe à une logique d'homogénéisation des territoires qu'il contrôle et de dénonciation des Etats voisins puis de l'Occident. En se contentant de contrôler seulement des zones peuplées majoritairement d'arabes sunnites, l'EI se fait ainsi le porte-étendard du djihad régional et mondial.

C'est pour se rattacher à l'histoire longue, justement, que l'EI prétend "effacer" la frontière Sykes-Picot en créant un Etat à cheval sur l'Irak et la Syrie.En réalité, le vilayet de Mossoul qui étaient dans la zone d'influence française n'est rattaché à l'Irak qu'en 1925 en raison de la découverte du pétrole à Kirkouk et de l'intérêt britannique. Les Français et en particulier les Britanniques ont secoué le joug ottoman dès le XIXème siècle.Les Britanniques en particulier, dans leurs promesses au chérif de La Mecque, jouent à la fois sur la carte nationale arabe mais aussi sur la carte religieuse, en raison des dissenssions dans le camp britannique lui-même mais aussi de la rivalité avec la France. Les promesses sont violées avec l'accord de San Remo de 1920 où Français et Anglais se partagent les zones d'influence ; l'Irak, donné en compensation à Faysal, est dominé par les sunnites, minoritaires. Les minorités, comme les Assyriens et les Kurdes, en font aussi les frais. Mais ce n'est qu'une référence lointaine : l'EI prospère d'abord face à la faiblesse de ses adversaires.

L'Irak, de 1920 à 2003, voit la domination des sunnites sur les chiites et des Arabes sur les Kurdes. Les sunnites, qui étaient dans l'administration et l'armée ottomanes, contrôlent le pays où s'importe sans aucun précédent l'idée de nation. En réalité, la nationalité irakienne marginalise les chiites et l'armée se fait une spécialité de la répression de ces derniers et des minorités. Les chiites adhèrent ainsi au parti communiste et au baassisme, mais ce dernier décime jusqu'à ses partisans sunnites. Le régime de Saddam ne survit que grâce au boom pétrolier et à l'alliance avec l'Occident contre l'Iran. Chiites et sunnites sont les descendants de tribus émigrées de la péninsule arabique. Déclassés, les chiites forment le gros de la paysannerie, du monde ouvrier et de la bourgeoisie la plus riche, paradoxalement. Sunnites et chiites ont importé le modèle tribal jusque dans les grandes métropoles irakiennes. L'Etat n'est vu d'ailleurs que comme une solidarité tribale dont il faut se garder. La guerre Iran-Irak n'est que le prolongement d'une guerre civile irakienne larvée. Par la suite, les Etats-Unis tentent de mettre sous tutelle le pétrole irakien mais l'Irak refuse et on débouche sur la guerre du Golfe. Le pays est effectivement mis sous tutelle jusqu'en 2003, où l'invasion motivée par les suites du 11 septembre et les pressions des néoconservateurs débouchent sur une catastrophe : l'effondrement de l'Etat irakien tel qu'il avait été créé en 1920. Les Américains tentent de construire un nouvel Etat en s'appuyant sur les chiites et les Kurdes, mais ce faisant marginalisent les sunnites qui dominaient. Ces derniers exclus, on comprend mieux pourquoi l'Etat Islamique a pu s'imposer en pays sunnite.

En Syrie, la situation est différente puisqu'une majorité sunnite cohabite avec de nombreuses minorités dispersées. La construction mandataire cependant ne se passe pas comme en Irak : les Français cherchent à s'appuyer sur les minorités mais l'Etat syrien est rejeté par beaucoup pour des raisons différentes. Une minorité collabore avec les Français tandis que la majorité les rejette. Mais les minorités syriennes vont investir, pour gagner plus de poids, de nouvelles structures comme le parti Baas. Les alaouites et les Druzes investissent l'armée et la branche militaire du Baas s'impose après la tentative manquée d'union avec l'Egypte, par un coup d'Etat en 1963. Les alaouites prennent le pas dès 1966 avec Jadid puis en 1970 avec Assad père mais ce n'est pas une stratégie confessionnelle : encore une fois, il s'agit de la confiscation du pouvoir par des membres de minorités marginalisées unis par des liens du sang ou de solidarité. Le retour du religieux ne se voit qu'à la fin des années 1970 quand des sunnites radicaux contestent par la force le régime syrien qui s'allie à l'Iran. La répression d'Assad est à la mesure de la peur du régime. On retrouve le même processus en 2011 qui va radicaliser l'opposition sunnite, sur le terrain fertile laissé par l'école hanbalite, et alors même que Assad avait su créer un clergé sunnite fidèle. Assad choisit cependant la confessionnalisation du conflit, rejoignant les djihadistes ; mais en Syrie, le délitement de l'Etat voit aussi les sunnites partagés entre différentes options. La Syrie est beaucoup plus "mouchetée" que l'Irak avec ses 3 grandes zones kurde, chiite et sunnite (contrôlée par l'EI).

L'EI menace aussi d'autres Etats issus de la période mandataire. Le Liban, conçu par les Français comme Etat dominé par les chrétiens maronites, a dû affronter la montée en puissance des chiites alors même que les sunnites peinent à se concevoir dans le pays. Les guerres civiles entre 1975 et 1990 en sont le résultat. Après le retrait syrien de 2005, l'opposition se fait désormais entre sunnites et chiites. Les salafistes prennent pied dans le pays alors que le Hezbollah combat en soutien du régime ; les réfugiés syriens et l'arrivée de l'EI exacerbent les tensions. L'EI vise davantage à déstabiliser le pays qu'à l'occuper. La Jordanie est l'Etat qui a le plus été mis en péril par la question palestinienne mais qui aujourd'hui connaît le même problème avec l'EI, qui cherche là encore plus à le déstabiliser qu'à l'occuper. L'Arabie Saoudite, gardienne des lieux saints mais inféodée aux Américains, a tenté de compenser ses contradictions en mettant en avant un islam rigoriste. Après avoir soutenu les Frères musulmans, elle bascule dans l'appui aux salafistes qui aujourd'hui se retournent contre elle. Elle doit affronter à la fois l'hostilité des chiites du pays, la difficile situation au Yémen, base d'AQPA, et le péril des djihadistes saoudiens. L'Arabie Saoudite, sans surprise, est donc en première ligne dans le combat anti-EI. La Turquie elle-même succombe au "piège Daech" : elle croit pouvoir guider le printemps arabe en Syrie, anathémise le régime Assad et confessionnalise ensuite son rejet des Kurdes et des Alévis auxquels l'AKP avait tendu les bras à ses débuts au pouvoir. La Turquie peine à désigner l'ennemi, les Kurdes ou l'EI, et perd sur tous les tableaux. Elle souhaite toujours faire chuter le régime Assad alors que le pays commence à subir les contrecoups du conflit syrien de par l'EI et les Kurdes.

L'EI, de fait, a créé de manière différente en Syrie et en Irak un continuum territorial qui offre aux sunnites une sortie "par le haut". Cet Etat crée des provinces à cheval sur les deux pays. Il développe une propagande très efficace. Surtout, il sait jouer sur la corde sensible qui fait bondir les Occidentaux. Les chrétiens d'Orient, contrairement à ce que l'on pourrait croire, n'ont pas été victimes d'un génocide (ceux de Raqqa ont accepté le statut de dhimmi ; ceux de Mossoul ont refusé et ont été contraints à l'exil au Kurdistan) ce qui n'est pas le cas des Yézidis. Cela fait partie des thèmes choisis pour provoquer l'Occident : paradoxalement le message de djihad global (le véritable islam contre tous les autres) attire mais avec l'enracinement dans un Etat. Avec pour objectif réussi d'avoir former une coalition militaire sans véritable but politique contre eux.

En ce sens, comme le rappelle l'historien en conclusion, le "piège Daesh" a fonctionné : les Etats occidentaux se sont rués sur l'option militaire, mais sans engager de troupes au sol, en se reposant sur des supplétifs qui ont participé à l'effondrement du Moyen-Orient créé il y a un siècle (armée irakienne dominée par les chiites ; Kurdes ; indirectement les forces du régime syrien...). Le système politique irakien est en mort cérébrale : le pays est découpé en 3, résultat long de l'incapacité des Etats à intégrer les revendications des chiites, et maintenant de la frustration des sunnites. Le conflit est désormais régional : la défaite militaire de l'EI ne règle rien car c'est un pan d'histoire longue qui se termine et rien ne semble être prêt sur le plan politique pour ce qui doit suivre.



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