"VICE
News a obtenu des images prises par la caméra frontale d'un
combattant du groupe État islamique (EI), mort en mars dernier,
alors qu'il se battait contre les troupes peshmergas dans le nord de
l'Irak. La bataille a eu lieu à 50 kilomètres au nord de Mossoul.
Contrairement
à la propagande de l'EI — qui présente souvent les combattants de
l'EI en train de prendre des villes avec facilité — cette vidéo
montre la panique et le manque de préparation des djihadistes, alors
qu'ils engagent une retraite sous le feu peshmerga."
J'étudie
et je décortique les vidéos de propagande militaire de l'EI depuis
maintenant plus de 8 mois. Il est inexact de dire que les vidéos
présentent souvent "les combattants de l'EI en train de
prendre des villes avec facilité" : si cela a pu être vrai
au moment des grandes victoires de l'EI à l'été 2014, et encore en
2015 (chute de Ramadi, de Palmyre, etc), les vidéos plus récentes
sont loin désormais de ce lieu commun. Cela amène à s'interroger
sur la fin du commentaire : les djihadistes sont-ils seulement
paniqués et désorganisés sous le feu ? Est-ce le seul élément à
prendre de l'analyse de ce document ? J'ai décidé de l'analyser
comme j'ai pu le faire avec des dizaines de vidéos de l'EI.
Chronique
d'un assaut mécanisé raté
La
vidéo, qui dure 6 minutes 40, commence par un petit montage
d'introduction qui résume le contenu. Le résumé qui suit nous
apprend que le film a été récupéré sur le corps d'un combattant
de l'EI tué au combat contre les peshmergas en mars 2016. La
bataille aurait eu lieu à 30 miles au nord de Mossoul (soit 50 km
environ). Si c'est le cas, on est dans le wilayat Ninive de
l'EI. Or il se trouve qu'en réalité, le document montre la bataille
autour de la localité de Naweran, à 23 km au nord-est de Mossoul.
Pour la contextualisation et la description des combats, j'emprunte
une bonne partie du contenu, enrichi de quelques observations
personnelles, à mon collègue le blogueur Oryx
(les images tirées de son blog sont également signalées).
Après
la prise de Mossoul en juin 2014 et en particulier l'année passée,
les ateliers de l'Etat Islamique tournent à plein régime pour
fournir des véhicules de combat improvisés bâtis sur les prises de
l'offensive éclair de l'organisation à l'été 2014. A Mossoul, la
ville la plus importante contrôlée par l'EI, on trouve ainsi 3
formations blindées dont la brigade al-Farouk qui comprend
elle-même 3 bataillons dont le "bataillon d'assaut",
engagé dans cette opération. Il y a aussi un "bataillon
suicide" avec des véhicules kamikazes improvisés qui
accompagnent ces formations blindées et servent à ouvrir la voie aux
véhicules blindés. Ces deux bataillons sont engagées dans
l'opération de la vidéo. L'EI lance fréquemment depuis janvier
2015 au moins ses véhicules blindés contre les positions des
peshmergas, en pure perte : ces derniers, situés en
surplomb, les déciment à coups de missiles antichars ou de
roquettes. Mais les combattants de l'EI savent qu'ils disposent d'une
réserve de véhicules conséquente et par ailleurs ils s'inspirent
des
tactiques de l'ancienne armée irakienne qui préconisait depuis les
années 1970 de lancer des vagues blindées en avant pour rompre le
front. Voir cette tactique à l'écran n'a donc rien d'étonnant.
L'attaque montrée par Vice News a eu lieu probablement le 16
décembre 2015 et a donné lieu d'ailleurs à un reportage photo de
l'EI, alors que les Kurdes eux-mêmes ont également filmé l'attaque
et les conséquences de l'échec de l'assaut de l'organisation.
Le
cameraman de l'EI tué au combat et qui a fourni la vidéo via sa GoPro
sur le casque portait le nom de guerre d'Abu Ridhwan. Il filme
d'abord un kamikaze du "bataillon suicide" qui va
être engagé dans l'opération. On voit ensuite le véhicule de ce dernier, noir,
marqué du chiffre "502" sur la gauche. Les
explosifs comme souvent sont transportés sur la plate-forme arrière,
recouverte d'une bâche.
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Le véhicule kamikaze. Les explosifs sur la plate-forme arrière, recouverts d'une bâche. Le chiffre 502 sur le côté. |
Le
véhicule d'Abu Ridhwan que l'on voit ensuite est un M1114
Humvee (une version
améliorée pour mieux protéger l'équipage) modifié par les
ateliers de Mossoul pour accueillir une plate-forme supérieure avec
3 combattants et une mitrailleuse. Ici, cette dernière est une
MG 3 manipulée par Abu Hajaar ; il y a un tireur au
RPG-7, Abu Abdullah ; Abu Ridhwan fait office de commandant de
bord, de pourvoyeur pour le tireur RPG-7 et de tireur avec sa
"al-Quds"
(version irakienne de la RPK).
On a plus tard le nom du conducteur du véhicule, Khattab, et l'on
sait par les images de la fin qu'il y avait un cinquième membre
d'équipage. Mais seuls les 3 combattants de la partie supérieure
sont visibles. En plus de son blindage improvisé, la tourelle a été
munie à l'intérieur de fauteuils et d'un tissu pour assurer le
confort des combattants.
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A droite, Abu Hadjaar, le tireur à la MG 3 dont on voit le canon derrière le bras gauche. |
Alors
que le véhicule fait mouvement, on peut voir une batterie de 45
roquettes artisanales qui sont souvent employées pour bombarder les
positions adverses et dont le tir est fréquemment montré dans les
vidéos de l'EI.
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Des roquettes en batterie. |
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Photo du reportage de l'EI sur la bataille où l'on voit le tir de ces roquettes. On reconnaît bien la vidéo- via Oryx. |
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Ci-dessus et ci-dessous : salve de roquettes dans une autre vidéo du wilayat Ninive. |
La
colonne d'assaut se met en marche. A ce moment-là de l'attaque, il
est probable que les VBIED (puisque 4 ont été utilisés par l'EI
durant cette opération) ont été déjà lancés sur les positions
des peshmergas (2 ont été détruits avant d'atteindre leur
cible). Le M1114 modifié d'Abu Ridhwan n'est pas seul puisque c'est
toute une colonne mécanisée du "bataillon
d'assaut" qui semble engagée : on distingue
notamment un autre véhicule du même type qui voit exploser devant
lui une roquette de RPG-7, ce qui ouvre la partie de combat de la
vidéo.
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Photo du reportage de l'EI sur la bataille- via Oryx. Le véhicule de la vidéo est entouré. |
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La roquette de RPG-7 en vol vers le véhicule à l'avant, elle arrive de la droite. |
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La roquette rebondit devant le véhicule. |
Abu
Ridhwan vide un chargeur de sa RPK. C'est alors que les ennuis
commencent. L'espace de la tourelle supérieure improvisée est assez
confiné : Abu Ridhwan est seul au fond. Devant, Abu Hajaar tire à
la mitrailleuse MG 3 sur le devant et à gauche, mais les douilles
vides sont éjectées du côté droit où se tient Abu Abdullah qui
tire au lance-roquettes RPG-7 (que l'on voit alors muni d'une
roquette antipersonnelle
OG-7V), et qui reçoit les douilles brûlantes sur lui, ce qui
évidemment n'est pas très enviable en plein combat. Par ailleurs la
MG 3 est posée par Abu Hajaar sur le bord de la tourelle, et on peut
voir avec le recul de l'arme que son porteur finit par tirer dans le
véhicule lui-même et fait ricocher les balles sur la
superstructure, ce qui explique les cris de ses deux compagnons. On
note qu'ils sont tous d'ailleurs bien protégés avec casques et
gilets pare-balles, et que la tourelle comprend de la nourriture, de
l'eau et des chargeurs pour les armes.
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A droite Abu Abdullah, le tireur RPG-7 avec ici une munition OG-7V. A gauche, Abu Hajaar, qui tire à la MG 3. |
On
voit très nettement ensuite l'autre M1114 modifié qui a failli être
détruit par la roquette de RPG-7 et un autre "monstre"
des ateliers de Mossoul à l'arrière duquel se tient un tireur
RPG-7. Dans le véhicule, Abu Abdullah demande une autre roquette
puisqu'il a manifestement tiré l'OG-7V visible précédemment. Abu
Ridhwan en cherche une mais Abu Abdullah ne voit pas la roquette
tendue. Ce dernier fait une erreur en demandant à Abu Hajaar de le couvrir
et le même manège recommence : les douilles brûlantes de la MG 3
lui tombent dessus et cette fois il s'énerve franchement contre son
camarade. Abu Abdullah finit par se dresser pour tirer au RPG-7 :
Abu Ridhwan, qui voit que l'effet de souffle du tir va se produire
dans le véhicule, lui dit de bien se dresser pour éviter l'effet et
le dégager vers l'extérieur, mais cela ne marche qu'à moitié. La
caméra d'Abu Ridhwan est endommagée.
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On voit un tireur RPG-7 à l'arrière du véhicule de gauche. |
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Abu Ridhwan dit à Abu Abdullah de se dresser davantage car l'arrière du RPG-7 pointe dangereusement vers l'intérieur du véhicule : l'effet de souffle risque de blesser ses camarades. |
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Un M1114 modifié par l'EI est en flammes. |
La
caméra montre un autre des M1114 de la colonne touché, en feu. Abu
Hadjaar réussit encore à tirer dans la tourelle en faisant la même
faute que précédemment avec la MG 3, posée trop légèrement sur
le rebord. Abu Ridhwan s'énerve aussi sur Abu Hadjaar et finit par
prendre unZastava M70 sur lequel a été monté un lance-grenades de
fortune. C'est Abu Abdullah qui charge l'arme, mais les deux
premières munitions improvisées ne vont pas ; à la 3ème, il
essaie d'allumer la mèche, sans plus de succès. Abu Ridhwan allume
lui-même la mèche, tire mais frôle de peu la tête d'Abu Hadjaar
qui s'est redressé subitement devant lui...
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Abu Abdullah enfile les munitions improvisées sur le Zastava M70 modifié. |
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Abu Ridhwan manque de tirer la grenade improvisée sur Abu Hajaar qui s'est redressé juste devant lui. |
A
ce moment-là, le véhicule est arrêté : le conducteur Khattab ne
semble pas encore mort puisqu'on le voit de manière fugitive
quelques secondes plus tard se retourner vers ses camarades de la
tourelle. Abu Abdullah cherche une roquette OG-7V antipersonnelle mais n'en trouve
pas ; Abu Ridhwan lui tend une roquette antichar
PG-7V. Abu Abdullah se dresse pour tirer la roquette mais a
oublié d'enlever la goupille de sécurité ; Abu Ridhwan lui dit de
le faire mais avant de pouvoir tirer, le véhicule est frappé à son
tour par une roquette antichar. Les 3 hommes de la tourelle évacuent
le véhicule ; un 4ème homme, qui se tenait sans doute à côté du
conducteur, est réfugié au sol avec eux derrière l'épave. Le
conducteur Khattab a été tué. Abu Ridhwan se tient à
l'arrière-gauche du M1114 et fait feu avec sa RPK. Abu Abullah et
Abu Hadjaar roulent sur eux-mêmes pour se replier ; Abu Ridhwan se
dresse pour courir et il est rapidement touché... ce qui conduit à sa
mort. On peut voir Abu Abdullah courir debout pour retourner vers
l'épave...
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En haut à gauche, on voit Khattab, le conducteur, qui à ce moment-là est encore en vie ; le véhicule est arrêté. |
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L'impact d'une roquette antichar (probablement) sur le véhicule. |
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Abu Ridhwan tire, réfugié à l'arrière gauche de l'épave. |
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Après s'être redressé pour courir en arrière, Abu Ridhwan est touché. |
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Abu Abdullah court vers l'épave en tirant. |
Le reportage tourné par les Kurdes de Kurdistan24 montre les épaves capturées après
le repli de l'EI. On y voit le véhicule de la vidéo et surtout le
"monstre" où se tenait un tireur RPG-7, qui porte
l'emblème du "bataillon d'assaut" de la brigade
al-Farouk et des échelles, sans doute pour accéder depuis les
fentes du véhicule aux positions derrière des levées de terre des
peshmergas. |
Les peshmergas ont au moins 2 technicals avec armes lourdes qui tirent sur l'EI. |
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Un tireur RPG-7 des peshmergas va envoyer une roquette. |
Photos ci-dessous tiré du reportage kurde, via Oryx.
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Le véhicule de la vidéo récupéré par les Kurdes. |
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Sur le "monstre" où l'on voyait un autre tireur RPG-7, récupéré lui aussi par les Kurdes, l'emblème du "bataillon d'assaut" de la brigade al-Farouk. |
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Les échelles servent sans doute pour prendre d'assaut les positions retranchées des peshmergas. |
Conclusion
Il
est évidemment facile de se moquer de la piètre performance des
deux combattants du véhicule, Abu Hadjaar le tireur à la MG 3 et
Abu Abdullah le tireur au RPG-7. On est clairement face à deux
combattants inexpérimentés qui connaissent peut-être là leur
baptême du feu. Abu Ridhwan, le chef de bord qui semble être le
seul à avoir davantage d'expérience, est pourtant le seul à périr
devant la caméra (bien que la charge folle d'Abu Abdullah vers
l'épave à la fin laisse mal augurer de son sort). Essayons d'aller
un peu plus loin.
D'abord,
comme cela a été dit, il est frappant de constater que l'EI
continue encore, en décembre 2015, soit près d'un an après avoir
expérimenté cette tactique, de lancer des colonnes d'assaut
mécanisées contre les positions retranchées des peshmergas. Outre
un véritable culte pour l'offensive, on sent encore une fois
l'héritage de l'armée irakienne. Surtout, ces vagues de véhicules
blindés improvisés lancées en perte nous laissent penser que l'EI
dispose encorfe de nombreux engins de prise qui peuvent être
modifiés de la sorte dans ces ateliers. Quelque part, ces blindés
de fortune, aussi laids soient-ils, économisent le sang. L'EI
n'utilise pas seulement les véhicules improvisés dans la province
de Ninive : récemment, le
wilayat Salahuddin a montré dans ses vidéos de nombreux
véhicules du même qu'il utilise dans ses raids mécanisés.Ci-dessous : d'autres exemples de véhicules improvisés de l'EI montrés dans la dernière vidéo du wilayat Salahuddin de l'EI (images de mars 2016).
Autre exemple de véhicule improvisé, wilayat Dijlah, début 2016.La
vidéo confirme l'emploi des VBIED comme appui lourd de substitution.
Ici, il s'agit d'un véritable bataillon accompagnant une unité
mécanisée. De la même façon, on retrouve l'emploi de salves
massives de roquettes artisanales pour préparer les attaques. Le
véhicule de la vidéo, le M1114 modifié, est lourdement armé : une
mitrailleuse MG 3, un lance-roquettes antichars RPG-7 avec
différentes munitions, une RPK sans compter les armes individuelles.
Très clairement l'EI cherche à maximiser sa puissance de feu à
travers ces véhicules improvisés.
Enfin,
si 2 des 3 combattants visibles sont manifestement inexpérimentés,
il n'en demeure pas moins qu'ils sont bien protégés par des casques
et des effets individuels pour partie récupérés sur les forces
irakiennes. Quand bien même leur comportement au feu est maladroit,
il n'en demeure pas moins qu'ils ne paniquent pas vraiment : leur
évacuation du véhicule touché le prouve suffisamment. C'est
d'ailleurs le chef de bord, apparemment le plus expérimenté, qui
commet l'erreur de trop s'exposer et qui immédiatement abattu. Les 2
autres hommes ont pris la précaution de ramper par roulade pour se
replier vers l'arrière. En réalité, on est loin de la "panique"
et du "manque de préparation" annoncés dans le
commentaire : on est face à des recrues de l'EI jetées dans le feu
de l'action, au sein d'une colonne mécanisée qui montre au
contraire tout le potentiel de l'organisation avec son matériel de
prise - quand bien même cette tactique reste vouée à l'échec.